Le vieil homme s’installe confortablement dans son fauteuil près de l’âtre crépitant, les flammes projetant des ombres dansantes sur son visage ridé. Il prend une gorgée de vin chaud, regarde les enfants et adultes rassemblés autour de lui, puis commence d’une voix profonde et mélodieuse…
Écoutez, mes chers amis, écoutez… En cette nuit où le vent hurle aux fenêtres comme les âmes en peine, je vais vous conter une histoire venue du fond des âges. Une histoire que ma grand-mère me racontait, qui la tenait de sa grand-mère, et ainsi de suite jusqu’aux temps anciens où les pierres de Teruel n’étaient pas encore noircies par les siècles.
Le conteur se penche en avant, sa voix devenant plus intime.
Connaissez-vous Teruel ? Cette cité aragonaise aux tours mudéjares qui se dressent vers le ciel comme des doigts implorant les étoiles ? C’est là, dans ses ruelles tortueuses, que s’est déroulée l’histoire la plus poignante que les hommes aient jamais contée.
L’homme fait une pause. Il attise le feu d’un geste lent.
C’était au temps où les chevaliers partaient combattre le Maure, au XIIIe siècle. Dans cette ville vivaient deux familles nobles : les Marcilla et les Segura. Et comme le veut souvent le destin dans les grandes histoires, un des fils Marcilla, Diego, et une des filles Segura, Isabel, grandirent ensemble, jouèrent ensemble… et s’aimèrent. Oh, comme ils s’aimèrent !
Sa voix s’élève, passionnée.
Imaginez Diego ! Jeune, beau comme le jour, vaillant comme une épée neuve, mais… second fils de sa lignée. Et vous savez ce que cela signifie, n’est-ce pas ? Pas d’héritage, pas de fortune. Juste un nom et un cœur débordant d’amour pour la belle Isabel.
Il baisse la voix, comme pour confier un secret.
Isabel… Ah, Isabel ! Ses yeux étaient comme deux étoiles tombées du ciel d’Aragon, sa chevelure plus sombre que la nuit sans lune, et son cœur… son cœur battait uniquement pour Diego. Mais son père, Don Pedro de Segura, homme pragmatique s’il en fut, ne l’entendait pas de cette oreille. « Ma fille n’épousera pas un homme sans fortune ! » tonna-t-il lorsque Diego vint demander sa main.
Il se redresse, prend une voix autoritaire pour imiter le père.
« Cependant, jeune homme, je vois ta détermination. Voici ce que je te propose : je t’accorde cinq ans, pas un jour de plus. Reviens avec fortune et honneur, et Isabel sera tienne. Mais si tu échoues, ou si tu tardes, elle en épousera un autre. »
Il reprend sa voix de conteur, plus douce.
Cinq ans… Cinq longues années pour conquérir le monde et revenir victorieux. Diego regarda Isabel, leurs yeux se parlèrent dans ce langage que seuls les amoureux comprennent. « J’attendrai, » murmura-t-elle. « Je reviendrai, » promit-il.
Il mime le geste d’un adieu déchirant.
Et c’est ainsi que Diego quitta Teruel, son cœur déchiré mais son âme emplie d’espoir. Il rejoignit les armées chrétiennes qui combattaient les Maures. Chaque coup d’épée était pour Isabel, chaque bataille gagnée le rapprochait d’elle. Il traversa des déserts brûlants, affronta des tempêtes en mer, combattit des ennemis sans nombre.
Sa voix devient plus rythmée, comme le galop d’un cheval.
Pendant ce temps, à Teruel, Isabel attendait. Elle repoussait tous les prétendants, gardant son cœur fidèle à Diego. Les saisons passèrent, les feuilles tombèrent et repoussèrent, les neiges fondirent et revinrent. Un an, deux ans, trois ans, quatre ans…
Il ralentit soudain, la voix grave.
Et puis vint la cinquième année. Le délai approchait de son terme, et toujours aucune nouvelle de Diego. Don Pedro de Segura, impatient, présenta à sa fille un nouveau prétendant : Don Pedro de Azagra, fils du puissant seigneur d’Albarracín. Un parti que nul père ne pouvait dédaigner.
Il secoue lentement la tête.
« Père, » supplia Isabel, « accordez-moi encore quelques jours. Diego reviendra, j’en suis certaine. » Mais le père fut inflexible. « Cinq ans, pas un jour de plus, » rappela-t-il. Et le dernier jour du délai arriva sans que Diego ne soit de retour.
Il marque une pause dramatique, regarde chaque visage dans l’assemblée.
Le cœur lourd comme une pierre, les yeux noyés de larmes qu’elle refusait de verser, Isabel accepta d’épouser Don Pedro de Azagra. Les noces furent célébrées dans la grande église de San Pedro. La ville entière était en liesse, sauf le cœur de la mariée qui, sous ses atours de fête, saignait en silence.
Il baisse la voix, presque en chuchotant.
Et savez-vous ce qui arriva le lendemain même des noces ?
Il attend, laissant le suspense s’installer.
Diego de Marcilla revint à Teruel ! Oui, mes amis, il revint ! Riche comme un roi, couvert de gloire, le cœur battant à l’idée de retrouver sa bien-aimée. Il était arrivé à quelques lieues de la ville la veille au soir, mais son cheval s’était abattu, épuisé. Il avait dû terminer la route à pied, luttant contre la fatigue, contre la nuit, contre le temps lui-même.
Il se lève, mimant l’arrivée précipitée de Diego.
Imaginez sa stupeur, son désespoir quand il apprit la nouvelle ! « Isabel s’est mariée hier, » lui dit-on. Un jour ! Un seul jour avait suffi à briser tous ses rêves, à réduire à néant cinq années de lutte et d’espoir !
Il porte la main à son cœur.
Fou de douleur, Diego se rendit en pleine nuit à la demeure des jeunes époux. Il parvint jusqu’à la chambre nuptiale où dormaient Isabel et son mari. Il réveilla Isabel qui, en le voyant, crut d’abord à un fantôme, à un rêve cruel.
Il mime la supplication.
« Isabel, » murmura Diego, « je suis revenu comme promis. Je suis riche maintenant, et couvert d’honneur. Mais je suis arrivé trop tard… » Isabel pleurait en silence, son cœur déchiré entre son amour pour Diego et son devoir envers son époux. « Je ne te demande qu’une chose, » supplia Diego, « un seul baiser. Un baiser d’adieu, et je partirai pour toujours. »
Il secoue lentement la tête.
Mais Isabel, fidèle à ses vœux de mariage, refusa ce baiser. « Je suis mariée maintenant, » dit-elle, « et je dois respecter mes serments. »
Sa voix se brise.
À ces mots, Diego chancela. Son visage devint pâle comme la mort. Il porta la main à son cœur, poussa un profond soupir… et s’effondra aux pieds d’Isabel. Mort. Mort de chagrin, mes amis. Mort d’amour.
Un long silence, puis d’une voix douce.
Le lendemain, toute la ville apprit la tragique nouvelle. On prépara les funérailles de Diego dans cette même église de San Pedro où, la veille, on célébrait des noces. Isabel, accablée de remords et de douleur, se rendit aux obsèques, vêtue de noir, le visage voilé.
Il se lève lentement.
Et là, devant toute l’assemblée, elle s’approcha du corps de Diego. Elle se pencha sur lui et, dans un geste d’une infinie tendresse, elle fit ce qu’elle n’avait pu faire de son vivant : elle déposa un baiser sur ses lèvres froides.
Il écarte les bras dans un geste dramatique.
Et alors, mes amis, alors se produisit un miracle d’amour. À l’instant même où leurs lèvres se touchèrent, Isabel poussa un cri qui résonna jusqu’aux voûtes de l’église. Son corps s’affaissa doucement, et elle tomba, morte, sur le corps de son bien-aimé. Son cœur, trop longtemps contenu, trop longtemps déchiré, avait simplement cessé de battre.
Il baisse les bras, sa voix devient plus douce.
Les deux familles, unies dans la douleur, décidèrent d’enterrer les amants côte à côte dans une chapelle de l’église San Pedro. Ainsi, dans la mort, ils seraient réunis comme ils n’avaient pu l’être dans la vie.
Il se rassoit lentement.

On raconte que des siècles plus tard, en 1555, lors de travaux dans l’église, on découvrit deux corps momifiés, ceux d’un jeune homme et d’une jeune femme. Leurs mains s’étaient rejointes à travers les parois de leurs cercueils, comme si, même dans la mort, ils cherchaient encore à se toucher.
Il regarde les flammes qui dansent.
Aujourd’hui encore, à Teruel, on peut voir leurs tombeaux sculptés par Juan de Ávalos. Leurs mains tendues l’une vers l’autre, presque à se toucher, mais séparées par un mince espace – symbole éternel de cet amour si proche et pourtant inachevé.
Sa voix devient plus légère.
Chaque année, en février, la ville entière célèbre leur histoire lors d’une grande fête appelée « Las Bodas de Isabel de Segura ». Les rues se remplissent de gens en costumes médiévaux, on rejoue leur histoire, on pleure leur destin tragique, on célèbre la puissance de leur amour.
Il sourit doucement.
Et savez-vous ce que font les amoureux qui visitent leurs tombeaux ? Ils y déposent des billets avec leurs vœux d’amour éternel. Car on dit que Diego et Isabel, du haut de leur éternité, veillent sur les amants sincères et les protègent des séparations cruelles qu’eux-mêmes ont connues.
Il se penche vers son auditoire.
Alors, mes amis, si jamais vous passez par Teruel, n’oubliez pas de visiter l’église de San Pedro. Regardez bien les tombeaux des amants, écoutez attentivement… On dit que parfois, dans le silence de la nuit, on peut entendre leurs cœurs battre à l’unisson, comme ils auraient dû le faire de leur vivant.
Il se redresse, sa voix devient solennelle.
Voilà la légende des Amants de Teruel. Une histoire qui nous rappelle que l’amour véritable ne connaît pas de frontières, pas même celle qui sépare la vie de la mort. Une histoire qui nous enseigne que parfois, un jour, une heure, une minute peuvent changer le cours d’un destin.
Il regarde les flammes qui s’éteignent doucement.
Et maintenant, alors que notre feu s’éteint et que la nuit s’approfondit, gardez dans vos cœurs le souvenir de Diego et d’Isabel. Que leur amour éternel illumine vos rêves et vous rappelle que, dans ce monde incertain, aimer est peut-être la seule chose qui vaille vraiment la peine de vivre… et parfois, hélas, de mourir.
Il se tait, le silence n’étant troublé que par le crépitement des dernières braises.