Le 26 avril 2003, je pars pour ce qui devait être une simple excursion en solitaire dans le Blue John Canyon, en Utah. J’ai déjà exploré de nombreux canyons, mais ce jour-là , j’ai envie de me mesurer à la beauté sauvage et aux défis techniques de ce site reculé. Je n’en parle à personne : je veux simplement profiter de ce moment de liberté. Dans mon sac, j’emporte l’essentiel. Insouciant, je m’enfonce dans les étroits boyaux du canyon, sans imaginer une seconde que cette journée va bouleverser ma vie.
Je me souviens parfaitement de ce matin du 26 avril 2003. L’air est déjà sec, chargé de cette odeur minérale si particulière au désert de l’Utah. J’ai quitté mon appartement du Colorado, le cœur léger, excité à l’idée de partir seul explorer le Blue John Canyon. Je n’ai prévenu personne : pour moi, ce n’était qu’une aventure de plus, une parenthèse de liberté. Dans mon sac, juste l’essentiel : baudrier, corde, quelques mousquetons, deux barres énergétiques, un peu d’eau, mon canif, mon baladeur avec mes morceaux préférés, et cette petite caméra qui m’accompagnait partout. J’aimais enregistrer chaque instant, comme pour mieux m’en souvenir plus tard.
Le soleil était déjà haut lorsque je me suis engagé dans une étroite faille du canyon. La roche, rouge et ocre, semblait vibrer sous la chaleur. J’ai posé le pied sur un rocher coincé entre deux parois. Il paraissait stable… Je me souviens du crissement de mes semelles sur la pierre, du silence absolu, presque oppressant. Puis, en une fraction de seconde, tout a basculé. Le rocher a glissé, j’ai perdu l’équilibre, et il est tombé avec moi. J’ai senti son poids, brutal, implacable, écraser ma main droite contre la paroi. La douleur a été fulgurante, un éclair blanc dans tout mon corps. Je me suis figé, le souffle coupé. Je me souviens avoir murmuré : « Non, ce n’est pas possible… » Mais si. J’étais prisonnier. Seul. Aucun réseau. Personne ne savait où j’étais.
J’ai d’abord essayé de me libérer, avec l’énergie du désespoir. J’ai tiré, poussé, hurlé. J’ai tenté de soulever le rocher, de le tailler avec mon canif, d’utiliser mes cordes pour faire levier… Rien n’a bougé. Le rocher était froid, rugueux, indifférent à ma détresse. Les heures se sont étirées, lentes, interminables. La lumière changeait sur les parois, les ombres s’allongeaient. Je me suis mis à rationner mon eau, à manger au compte-gouttes. Quand il n’y a plus rien eu, j’ai bu ma propre urine, la gorge nouée de dégoût et de soif. La nuit, le froid me glaçait jusqu’aux os. Le jour, la chaleur me brûlait la peau. Parfois, je fermais les yeux et j’essayais de me souvenir du goût d’un vrai repas, du rire d’un ami, de la sensation d’un lit douillet.
J’ai parlé à ma caméra, d’abord pour passer le temps, puis pour laisser des messages d’adieu à ma famille. J’ai gravé mon nom, la date, sur la roche, persuadé que ce serait ma dernière trace. Parfois, je sombrais dans des hallucinations. Je revoyais ma mère, mon père, mes amis. Je me suis surpris à imaginer un petit garçon, mon futur fils, qui me tendait la main. Cette vision… étrange, lumineuse, m’a donné la force de ne pas abandonner. Mais il y a eu des moments de doute, de rage, de larmes. Je me suis vu mourir là , oublié de tous.
Le cinquième jour… Je crois que je n’ai jamais connu une telle fatigue. Mon bras commençait à pourrir, une odeur âcre flottait autour de moi. J’avais peur, vraiment peur. J’ai compris que je ne sortirais pas vivant si je ne faisais rien. Alors, j’ai hésité, longtemps. J’ai pesé le pour et le contre. J’ai eu peur de la douleur, peur de ne pas y arriver, peur de mourir en essayant. Mais rester là , c’était mourir à coup sûr.
J’ai pris mon courage à deux mains – enfin, à une main – et j’ai commencé. J’ai tordu mon avant-bras de toutes mes forces. Le craquement, ce bruit sec, sinistre… Je ne l’oublierai jamais. Ensuite, j’ai pris mon canif. J’ai coupé la chair, les tendons, les nerfs. Centimètre par centimètre. La douleur était atroce, mais la volonté de vivre était plus forte. J’ai improvisé un garrot avec une sangle pour stopper l’hémorragie. Je me souviens avoir fait une pause, la tête qui tournait, le cœur battant à tout rompre. Puis, enfin, j’ai été libre. Je suis tombé à genoux, haletant, en larmes. J’ai regardé la lumière, le ciel, j’ai respiré à pleins poumons. J’étais vivant.
Mais il me restait à sortir du canyon. Le bras en écharpe, le moignon enveloppé dans un sac plastique, j’ai descendu en rappel une falaise de 25 mètres, chaque geste un supplice. Je me suis arrêté plusieurs fois, épuisé, hésitant à continuer. Puis j’ai marché, titubé, cinq heures sous le soleil brûlant du désert. Mes lèvres étaient fendues, ma gorge en feu. Je sentais la vie me quitter, mais je continuais, porté par l’espoir de croiser quelqu’un. Je me souviens de la lumière, aveuglante, du sol qui tanguait sous mes pieds.
Finalement, j’ai vu une famille de touristes néerlandais. Je n’avais plus la force de crier, mais ils m’ont vu, m’ont donné de l’eau, du réconfort, et ont appelé les secours. Quelques minutes plus tard, un hélicoptère m’a emmené à l’hôpital. Je me souviens du bruit des pales, du vent sur mon visage, de la sensation de flotter entre la vie et la mort. J’étais sauvé.
Aujourd’hui, quand je repense à ces 127 heures, je sens encore la pierre sous ma peau, le froid, la peur, mais aussi la force qui m’a poussé à survivre. Cette épreuve m’a appris la valeur de la vie, la puissance de la volonté humaine. Je suis retourné dans le canyon, j’y ai dispersé les cendres de mon avant-bras. J’ai repris l’alpinisme, j’ai gravi des sommets, j’ai fondé une famille. J’ai failli mourir dans ce trou, mais quand j’en suis sorti, c’était une renaissance. Il y a eu un avant, et un après ce jour-là au Blue John Canyon. Tout ce qui est venu après, c’est la plus belle des bénédictions que j’aie jamais reçue.
Cette histoire est réelle et racontée à la première personne mais il ne s’agit en aucun cas des mots d’Aron Ralston.
Illustration: Image générée par IA (Bing Image Creator)