Main tendue dans la nuit

MARIE HEURTIN : APPRENDRE LE MONDE PAR LE SEUL SENS DU TOUCHER 📆 22 juillet 1921

Le 22 juillet 1921, Marie Heurtin s’éteint Ă  l’ñge de 36 ans, victime d’une congestion pulmonaire alors qu’elle se remet difficilement d’une rougeole. Son dĂ©cĂšs marque la fin d’une vie courte mais intense, marquĂ©e par une lutte hors du commun : celle d’une femme sourde, muette et aveugle de naissance, qui parvient non seulement Ă  sortir de son isolement, mais aussi Ă  s’épanouir et Ă  transmettre ce qu’elle apprend.

Une enfance entre silence et obscurité

Marie naĂźt en 1885 dans une famille modeste d’artisans Ă  Vertou, en Loire-InfĂ©rieure. DĂšs ses premiers instants, le monde lui est incomprĂ©hensible : sourde, muette et aveugle, elle ne peut ni entendre ni voir ni parler, ce qui la condamne Ă  une forme de solitude extrĂȘme. PrivĂ©e du langage, elle grandit comme une petite fille livrĂ©e Ă  elle-mĂȘme, incapable d’échanger avec les siens, souvent incomprise.

Dans ce cocon familial pourtant aimant, la seule option pour elle est « une vie sans voix et sans regard », prisonniĂšre d’un silence total oĂč chaque jour se confond avec le prĂ©cĂ©dent. Face Ă  l’avis mĂ©dical de l’époque qui prĂ©conise son placement en asile d’aliĂ©nĂ©s, son pĂšre refuse catĂ©goriquement, prĂ©fĂ©rant garder son enfant prĂšs de lui, porteur d’un espoir tenace. Cette enfance est donc Ă  la fois marquĂ©e par l’amour et par un isolement profond, sans aucune forme d’instruction ni de communication adaptĂ©es.

Une rencontre qui change tout

À l’ñge de dix ans, la vie de Marie bascule lorsqu’elle est admise Ă  l’institution de Larnay, prĂšs de Poitiers, gĂ©rĂ©e par les Filles de la Sagesse, une congrĂ©gation religieuse spĂ©cialisĂ©e dans l’éducation des jeunes filles sourdes. LĂ , Marie fait la connaissance de sƓur Sainte-Marguerite, qui devient sa tutrice dĂ©vouĂ©e et son guide dans un univers qu’elle va progressivement dĂ©couvrir. Cette religieuse patiente et pleine d’empathie invente une pĂ©dagogie adaptĂ©e, fondĂ©e sur le toucher et la lente construction du sens.

Par des gestes dans la main, elle apprend Ă  Marie Ă  relier un signe Ă  un objet tangible. Chaque contact devient un pont entre l’obscuritĂ© intĂ©rieure et la lumiĂšre Ă©mergente d’une langue. Ce contact humain dĂ©liĂ© devient la clĂ© pour briser la prison de silence et de solitude dans laquelle Marie a vĂ©cu jusque-lĂ . MalgrĂ© les difficultĂ©s, les refus, les moments de dĂ©couragement, une relation trĂšs forte s’installe, quasi-maternelle, oĂč l’amour et la patience font naĂźtre l’espoir.

La conquĂȘte du langage

L’apprentissage est long et exigeant. Au dĂ©but, Marie ne comprend pas pourquoi on veut lui imposer des signes, un alphabet tactile, et manifeste rĂ©sistance et peur. Mais l’intelligence fine de sƓur Sainte-Marguerite s’appuie sur la progression du concret vers l’abstrait : des objets palpĂ©s, des gestes associĂ©s, jusqu’à la dĂ©couverte du braille tactile qui ouvre au langage Ă©crit.

Cette conquĂȘte du langage, prodigieuse du point de vue pĂ©dagogique, est avant tout humaine : elle soulĂšve en Marie la capacitĂ© Ă  penser, Ă  ressentir, Ă  exprimer ses Ă©motions et ses besoins. Elle devient ainsi “une Ăąme libre” qui peut enfin dialoguer avec son environnement. Ce triomphe de la communication sur le silence total est perçu comme un miracle, au point que son histoire rejoint celles cĂ©lĂšbres de Laura Bridgman ou Helen Keller.

La naissance d’une vocation

Non seulement Marie reçoit le langage, mais elle choisit de le partager. À partir de 1907, elle endosse le rĂŽle d’éducatrice au sein mĂȘme de l’institution, enseignant notamment le braille et la langue des signes tactile Ă  d’autres jeunes filles sourdes-aveugles, dont Anne-Marie Poyet puis, en 1910, sa propre sƓur Marthe. Ce transfert des savoirs forme un cercle de solidaritĂ© : la protĂ©gĂ©e devient guide, exemple et soutien.

Par sa prĂ©sence et sa parole, elle humanise l’internat, fait reculer la marginalisation des sourds et aveugles. Par ailleurs, Marie attire l’attention de visiteurs, savants, personnalitĂ©s, qui viennent mesurer l’ampleur de son accomplissement. Sa vie tĂ©moigne que derriĂšre des handicaps lourds peut se cacher une richesse intĂ©rieure immense et que la patience et l’amour peuvent tout changer.

Héritage et mémoire

Le destin de Marie Heurtin ne s’efface pas avec sa mort. TrĂšs tĂŽt, il est racontĂ© par Louis Arnould, professeur Ă  l’universitĂ© de Poitiers, dans son ouvrage Une Ăąme en prison, qui relate avec sensibilitĂ© son parcours et l’approche Ă©ducative novatrice de Larnay. Ce rĂ©cit, rééditĂ© et complĂ©tĂ© jusqu’à inclure les Ă©tudiants suivants, offre une rĂ©fĂ©rence pour la pĂ©dagogie des sourdes-aveugles en France et dans le monde.

En 2014, le rĂ©alisateur Jean-Pierre AmĂ©ris porte cette histoire Ă  l’écran dans un film Ă©ponyme – avec Ariana Rivoire dans le rĂŽle de Marie et Isabelle CarrĂ© dans celui de SƓur Sainte-Marguerite -, bouleversant par l’émotion qu’il transmet et la vĂ©ritĂ© de ses personnages. Cette Ɠuvre rencontre un Ă©cho important, offrant Ă  une nouvelle gĂ©nĂ©ration l’accĂšs Ă  cette leçon de vie exemplaire et inspirante.


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