Phineas Gage posant avec sa fameuse barre

PHINEAS GAGE : UN HOMME PERDU SANS SA BOUSSOLE MORALE 📆 13 septembre 1848

Nous sommes le 13 septembre 1848, dans la lumiĂšre dĂ©clinante du Vermont. Phineas Gage, jeune contremaĂźtre sur un chantier de voie ferrĂ©e, termine la prĂ©paration d’une explosion destinĂ©e Ă  dĂ©gager la roche. Une simple distraction va bouleverser le destin de ce jeune homme de vingt-cinq ans : alors qu’il oublie d’ajouter la couche de sable qui protĂšge normalement la poudre, une Ă©tincelle jaillit, l’explosion va bouleverser sa vie.

Sous les yeux de ses collĂšgues, une barre de fer d’un mĂštre dix et six kilos fuse comme un Ă©clair : elle transperce la joue gauche de Phineas, fracasse sa mĂąchoire, dĂ©chire la base de son crĂąne, traverse le lobe frontal et ressort par le haut de sa tĂȘte pour terminer sa course plusieurs mĂštres plus loin. MalgrĂ© l’horreur, Phineas ne perd pas connaissance. Il titube, plaisante avec les tĂ©moins, avant d’ĂȘtre emmenĂ© pour recevoir les premiers soins — le crĂąne ouvert, le cerveau exposĂ©, debout dans une charrette.

Nouvelle personnalité, nouvelle vie

Phineas n’est plus jamais le mĂȘme. Avant ce jour funeste, il impressionne par sa fiabilitĂ© et son calme. Il inspire confiance, dirige son Ă©quipe d’une main douce et mĂ©thodique, se montre sociable, rĂ©flĂ©chi, apprĂ©ciĂ© de tous. Mais bientĂŽt, ceux qui le connaissent peinent Ă  reconnaĂźtre l’homme qu’il devient. AprĂšs l’accident, la blessure invisible transforme sa personnalitĂ© : il se rĂ©vĂšle impulsif, irascible, parfois vulgaire ou provocant. Son jugement flanche, sa constance disparaĂźt. Il ne parvient plus Ă  garder un emploi, change de travail et s’éloigne des siens. Ses proches le dĂ©crivent comme “plus Phineas” : la blessure au cerveau semble avoir abĂźmĂ© son caractĂšre autant que ses os.

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Au-delĂ  de la scĂšne spectaculaire, les sĂ©quelles sont lourdes. Phineas perd l’usage de son Ɠil gauche, conserve une cicatrice bĂ©ante au crĂąne et subit de lĂ©gĂšres convulsions dans les semaines qui suivent. Mais la vĂ©ritable rĂ©volution se joue Ă  l’intĂ©rieur : son comportement se dĂ©sorganise, il multiplie les petits boulots, part en exil au Chili, devient une attraction de foire oĂč l’on observe son crĂąne transpercĂ©. Pourtant, derriĂšre l’homme “miraculĂ©â€, ses aptitudes Ă  planifier, Ă  respecter autrui, Ă  organiser sa pensĂ©e et sa vie s’effondrent ; il vit alors une marginalisation progressive jusqu’à sa mort prĂ©coce d’une crise d’épilepsie, douze ans aprĂšs le drame.

Le lobe frontal : chef d’orchestre et “boussole morale”

Ce cas Ă©branle la science mĂ©dicale de l’époque. L’accident de Phineas Ă©claire le rĂŽle primordial du lobe frontal dans la rĂ©gulation de nos Ă©motions, notre jugement moral et le contrĂŽle des impulsions. Le cortex prĂ©frontal agit comme le chef d’orchestre de nos actions : il permet d’inhiber nos rĂ©actions, d’anticiper les consĂ©quences, de planifier Ă  long terme et d’adapter nos choix aux normes sociales. Ce lobe frontal guide aussi la capacitĂ© Ă  distinguer le bien du mal. Lorsqu’il est lĂ©sĂ©, l’individu perd sa retenue, devient imprĂ©visible, et son sens Ă©thique s’efface. Les neurosciences modernes confirment que cette partie du cerveau conditionne nos comportements sociaux, notre empathie, notre maĂźtrise de soi et la structure profonde de nos jugements moraux.

Un “sĂ©same” pour les neurosciences

La trajectoire de Phineas Gage traverse les gĂ©nĂ©rations et inspire les chercheurs. Elle rĂ©vĂšle que notre personnalitĂ© n’est pas seulement le fruit de notre histoire, mais dĂ©pend de l’intĂ©gritĂ© de certaines parties du cerveau. Les questions sur l’identitĂ©, le libre arbitre, les troubles du comportement et la plasticitĂ© cĂ©rĂ©brale trouvent chez Phineas un point de dĂ©part fascinant. Son cas devient un “sĂ©same” des neurosciences pour explorer la fragilitĂ© de l’équilibre intĂ©rieur et le rĂŽle discret du lobe frontal dans la construction de notre “moi”. La mĂ©decine tire de ce destin fracassĂ© une leçon profonde sur l’humanitĂ© : chaque altĂ©ration cĂ©rĂ©brale ouvre une porte sur la part la plus intime et vulnĂ©rable de notre existence, celle qui nous permet d’ĂȘtre des ĂȘtres moraux et sensibles, capables de vivre ensemble.


Illustration: Phineas Gage posant avec sa fameuse barre.

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