Le 19 septembre 1971, la région d’Ivanovo, à quelques centaines de kilomètres de Moscou et longée par la rivière Shacha, devient le théâtre d’un test souterrain appelé Globus-1. Ce matin-là , ingénieurs, militaires et fonctionnaires se réunissent avec la certitude de participer à la grande aventure scientifique du siècle. L’atmosphère est lourde d’espoir, mais aussi de tension devant l’inconnu.
Dans l’Union soviétique du début des années 1970, l’atome incarne une promesse de puissance et de progrès. Les dirigeants, portés par une ambition sans limites, voient dans l’énergie nucléaire un moyen de rattraper et dépasser l’Ouest, en faisant de l’atome non seulement une arme de dissuasion mais également un outil pour transformer l’économie et le paysage du pays.
Ce test s’inscrit dans le gigantesque Programme 7, baptisé « Explosions nucléaires pour l’économie nationale », qui vise à utiliser les détonations atomiques pour des exploitations géologiques d’envergure. L’objectif : ouvrir le sous-sol russe et révéler ses ressources cachées, notamment de gaz et de pétrole, tout en démontrant au monde les capacités technologiques et industrielles de l’URSS. Pour les autorités, ce programme est une vitrine du génie soviétique, un moyen de faire entrer le pays dans une nouvelle ère et de placer la science au service de la paix et de la prospérité. Les habitants d’Ivanovo assistent, souvent sans en comprendre tous les enjeux, à l’arrivée massive d’équipes scientifiques et d’engins imposants, annonciateurs de bouleversements majeurs dans leur quotidien.
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Lorsque la bombe explose sous terre, la puissance dégagée est telle qu’une partie des gaz radioactifs est projetée dans l’atmosphère via des fissures imprévues du sol. Une zone radioactive de deux kilomètres de diamètre se forme, marquant durablement le paysage et la vie des habitants. La rivière Shacha, petit affluent de la Volga, menace d’inonder le site, faisant craindre une catastrophe écologique de grande ampleur. Les ingénieurs se concertent dans l’urgence : il faut contenir la pollution radioactive, envisager des solutions inédites telles que la construction d’un « sarcophage » à la manière de Tchernobyl, ou détourner le lit de la rivière sur plusieurs kilomètres. Face aux risques d’une contamination jusqu’à la Volga, des mesures onéreuses et complexes sont débattues, soulignant la tension entre la course au progrès et la réalité des dangers du nucléaire.
Globus-1 devient, malgré les espoirs placés en lui, le symbole des limites de la maîtrise humaine sur l’atome. Les habitants de la région découvrent peu à peu les conséquences sur leur vie : des champs jadis fertiles deviennent incultivables, l’eau de la rivière ne se boit plus sans crainte, et des maladies apparaissent, souvent sans lien officiellement reconnu avec l’accident. Les archives révèlent, des décennies plus tard, une hausse des cancers et des pathologies génétiques, tandis que les restrictions d’accès aux terres contaminées s’accumulent. L’événement, parfois qualifié d’« Hiroshima d’Ivanovo » dans la presse locale, forge une nouvelle conscience des dangers liés à la technologie nucléaire, et fait naître dans la population une méfiance qui persiste encore aujourd’hui.
Le Programme 7 ne s’arrête pas à Globus-1. Entre 1965 et 1989, l’URSS réalise entre 115 et 156 explosions nucléaires dites « pacifiques » dans tout le pays. Les usages sont variés : exploration pétrolière et gazière, terrassement, création de cavernes pour le stockage souterrain, extinction d’incendies de gaz, creusement minier et même recherche sur la migration de la radioactivité. Derrière chaque explosion se cachent des ministères, des équipes spécialisées, et une conviction partagée que la force atomique peut servir le bien commun. Mais les pollutions radioactives et les accidents s’accumulent : fuites dans les eaux, contamination des populations locales, expropriations et parfois délocalisations forcées. Le programme soviétique se révèle ainsi beaucoup plus ambitieux et risqué que son équivalent américain, Operation Plowshare, et mobilise la quasi-totalité des autorités scientifiques et administratives du pays.
Cependant, la promesse atomique se heurte finalement au mur des réalités écologiques et humaines. Les années passant, la liste des régions russes marquées par l’atome s’allonge, Ivanovo et la rivière Shacha en sont les témoins silencieux. Beaucoup d’habitants gardent des souvenirs mêlés de fierté scientifique et d’appréhension pour leur environnement. Aujourd’hui, des campagnes de dépollution émergent, et le débat reste vif entre partisans d’une exploitation nucléaire raisonnée et ceux qui rappellent les dangers irréparables des explosions passées.
Illustration: une famille russe faisant ses emplettes – Image générée par IA