Le 13 juin 1930, Henri Guillaumet, l’un des pilotes les plus expérimentés de l’Aéropostale, s’apprête à franchir pour la 92ème fois la redoutable Cordillère des Andes. Ce matin-là, la météo est déjà menaçante. Les nuages s’amoncellent sur les sommets acérés, les vents se lèvent, et la neige commence à tomber, rendant la visibilité quasi nulle. Nullement intimidé, Guillaumet porte en lui le sens du devoir : le courrier doit passer, coûte que coûte. Ce qu’il ignore encore, c’est que cette traversée va devenir l’une des plus grandes épreuves de sa vie.
Sommaire
Un pionnier et un héros discret
Henri Guillaumet n’est pas seulement un pilote talentueux : il est l’incarnation même de l’esprit pionnier de l’Aéropostale. Né en 1902 dans la Marne, il découvre très jeune sa passion pour l’aviation et obtient son brevet de pilote à l’âge de 19 ans. Il rejoint rapidement la grande aventure de la ligne Latécoère, qui deviendra l’Aéropostale, et se distingue par son courage, sa modestie et sa fiabilité. Sur les routes dangereuses d’Amérique du Sud, il accumule les traversées difficiles, affronte les tempêtes et les imprévus avec un sang-froid remarquable. Ses compagnons, dont Antoine de Saint-Exupéry, voient en lui un modèle de professionnalisme et d’humanité. Guillaumet n’est pas un homme de grands discours : il agit, il persévère, et inspire le respect par sa simple présence. Sa vie, toute entière tournée vers le service et le dépassement de soi, fait de lui une figure discrète mais essentielle de l’histoire de l’aviation.

La mission de l’Aéropostale
L’Aéropostale, dans les années 1920-1930, représente bien plus qu’une simple compagnie aérienne : c’est un réseau vital qui relie l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Sud. En Amérique du Sud, la ligne traverse des territoires immenses et hostiles, reliant Natal, Buenos Aires, Montevideo, Santiago, la Patagonie et jusqu’à Ushuaïa. Les pilotes, mécaniciens, radios et agents de piste forment une véritable famille soudée par le danger et la solidarité. Chaque vol est une aventure : les avions, frêles biplans, volent à vue, sans instruments modernes, exposés au vent, à la pluie, à la neige et aux orages. La priorité est donnée au courrier, qui doit arriver à destination le plus rapidement possible, même au prix de lourds sacrifices. Les escales, disséminées dans des régions parfois désertiques ou montagneuses, servent de points de ravitaillement et de réparation, mais aussi de lieux de repos et de fraternité. L’Aéropostale s’est donnée pour mission de rapprocher les hommes, malgré les frontières et les obstacles naturels.
Les dangers des Andes
Traverser les Andes en avion, à l’époque de Guillaumet, relève de l’exploit quotidien. Les pilotes doivent affronter des sommets dépassant 6 500 mètres, des vallées encaissées et des cols balayés par des vents violents. L’altitude impose un froid extrême et un manque d’oxygène qui rendent chaque minute de vol éprouvante. Les tempêtes de neige, les blizzards et les courants descendants peuvent emporter un avion en un instant. Les pannes mécaniques sont fréquentes : moteurs gelés, instruments déréglés, carburant gelant dans les réservoirs. En cas d’accident, le pilote se retrouve isolé dans un environnement inhospitalier, sans espoir de secours rapide. L’équipement de survie est minimal : quelques vivres, une boussole, une lampe, un manteau, parfois un réchaud. Malgré tout, Guillaumet et ses pairs acceptent ces risques, portés par la passion du vol et le sens du devoir.

« Je suis un salaud si je ne marche pas. »
Lorsque Guillaumet est contraint d’atterrir en catastrophe près de la Laguna del Diamante, il fait face à une situation désespérée. Il s’abrite sous l’aile de son avion retourné, creuse un trou dans la neige pour se protéger du vent, et s’enveloppe dans son parachute pour conserver un peu de chaleur. Pendant deux nuits, il lutte contre le froid et la tentation du sommeil, sachant que s’endormir signifierait la mort. Au matin du troisième jour, comprenant qu’il ne sera pas retrouvé, il grave un message sur la carlingue de l’avion et décide de partir à pied vers l’est. Sa marche dans la neige, sans vivres ni équipement adapté, devient une épreuve de volonté pure. Il avance, chute, se relève, franchit des cols, traverse des rivières gelées, guidé et soutenu par la pensée de ceux qui croient en lui. Après cinq jours et quatre nuits d’efforts surhumains, épuisé, il est finalement recueilli par un jeune berger argentin et sa mère.
Une des multiples légendes de l’Aéropostale
Le retour de Guillaumet à Mendoza est un événement. Il est accueilli comme un héros, les pieds enflés, le visage marqué mais le regard vivant. Son ami et collègue Antoine de Saint-Exupéry, alors chef d’escale à Mendoza, vient le chercher et le ramène à la civilisation le 20 juin 1930. Guillaumet résume alors par cette phrase devenue célèbre :
Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait.
Cet épisode, relaté par Saint-Exupéry dans Terre des hommes, symbolise l’héroïsme et la ténacité des pionniers de l’Aéropostale. La 92ème traversée des Andes par Guillaumet est ainsi devenue l’un des plus grands exploits de l’histoire de l’aviation.
