Le 17 juin 656, un événement dramatique secoue la jeune communauté musulmane : le calife Othman ibn Affan est assassiné à Médine, alors qu’il lit le Coran dans sa propre maison. Ce meurtre qui signe la fin d’une période d’unité fragile ouvre la voie à une crise politique et religieuse majeure ainsi que le début d’une ère de bouleversements qui va profondément transformer l’histoire de l’islam et provoquer la première grande guerre civile musulmane, la fitna al-kubra.
Sommaire
Othman, un calife contesté
Othman ibn Affan, troisième calife de l’islam, règne sur un empire en pleine expansion, s’étendant de l’Arabie jusqu’aux confins de l’Afrique du Nord et de la Perse. Il se distingue par sa décision capitale de faire compiler et unifier le texte du Coran, afin d’éviter les divergences dans les provinces nouvellement conquises.
Cependant, son règne est aussi marqué par de vives contestations : Othman est accusé de favoritisme envers sa famille, les Omeyyades, à qui il confie des postes clés et de grandes richesses, ce qui suscite la colère de nombreux compagnons du Prophète et de larges pans de la population musulmane. Dans les provinces, notamment en Égypte, à Bassora et à Koufa, le mécontentement gronde contre sa politique et son autorité.

Un épisode décisif survient lorsque les insurgés découvrent une lettre compromettante, attribuée à Othman, ordonnant l’arrestation et l’exécution des rebelles égyptiens à leur retour. Bien qu’il nie en être l’auteur, les insurgés exigent sa démission, ce qu’il refuse. Refusant de provoquer un bain de sang, Othman interdit à ses partisans de le défendre par la force et meurt assassiné après un siège éprouvant de quarante jours par des insurgés venus d’Égypte, de Bassora et de Koufa.
La fitna al-kubra : la Grande Discorde
L’assassinat d’Othman déclenche la fitna al-kubra, la première guerre civile de l’islam, qui va profondément diviser la communauté musulmane. Ali ibn Abi Talib, cousin et gendre du Prophète, accède au califat dans un climat de tension extrême et d’incertitude politique.
Rapidement, les rivalités politiques prennent une dimension religieuse : la question de la légitimité du califat devient centrale et oppose deux camps. D’un côté, les partisans d’Ali, qui deviendront les chiites, défendent l’idée que le pouvoir doit revenir à la famille du Prophète. De l’autre, les partisans d’un califat choisi par consensus, qui formeront plus tard le sunnisme, voient dans la consultation communautaire (shûra) la meilleure garantie de légitimité.
Cette crise ouvre une période de conflits armés, de batailles décisives et de débats passionnés, qui marquent durablement la mémoire collective musulmane.
Chiisme et sunnisme : une fracture politique avant tout
En 656, le chiisme n’est pas encore une doctrine religieuse structurée, mais un mouvement de soutien à Ali, convaincu que la succession du Prophète doit revenir à sa famille, les Alides. Les chiites s’opposent ainsi à la majorité des musulmans, qui acceptent l’élection du calife par la communauté, sans exigence de lien familial direct avec Mahomet. Le sunnisme, à cette époque, désigne cette attitude majoritaire, attachée à la tradition du Prophète (sunna) et au principe de la consultation communautaire.
Les deux courants partagent encore l’essentiel des croyances et des pratiques religieuses, et la fracture est d’abord politique, centrée sur la question de la légitimité du pouvoir. Ce n’est qu’avec le temps, à mesure que les conflits s’enveniment et que de nouveaux événements surviennent, que les différences doctrinales et rituelles vont s’approfondir.
En 656, il ne s’agit pas encore d’un schisme religieux au sens strict, mais d’une scission politique sur la question de la succession du Prophète. Les croyances et pratiques restent largement communes entre les deux groupes, et la rupture institutionnelle qui se produit alors pose surtout les bases d’une séparation future.
Ce n’est qu’après d’autres événements majeurs — la bataille de Siffin en 657, puis surtout le martyre de Hussein à Karbala en 680 — que les différences doctrinales, juridiques et rituelles s’approfondissent, donnant naissance à deux branches distinctes de l’islam : le chiisme et le sunnisme. Ainsi, la division de 656 amorce un processus de différenciation qui ne se cristallisera pleinement qu’à la fin du VIIe siècle.
Histoire de la dynastie Omeyyade : liens et enjeux
La dynastie omeyyade, issue de la puissante tribu des Quraychites de La Mecque, occupe une place centrale dans l’histoire des débuts de l’islam et dans la formation du clivage entre chiisme et sunnisme. Le Prophète Mahomet appartient à la tribu des Quraych, mais à un autre clan que les Omeyyades. Othman ibn Affan, troisième calife, est lui-même un Omeyyade et aussi le gendre du Prophète, ayant épousé deux de ses filles successivement. Ali ibn Abi Talib, cousin et gendre de Mahomet (époux de Fatima, la fille du Prophète), devient le quatrième calife après l’assassinat d’Othman.
Après la mort d’Ali, Muʿawiya, gouverneur de Syrie et membre du clan omeyyade, prend le pouvoir et fonde la dynastie omeyyade en 661, installant la capitale à Damas. Ce changement marque une rupture majeure : le pouvoir devient héréditaire, transmis au sein de la famille omeyyade, alors que les premiers califes étaient choisis par consultation ou consensus. Cette évolution est soutenue par les futurs sunnites, qui acceptent la légitimité des premiers califes et du pouvoir omeyyade, tandis que les chiites considèrent qu’Ali et ses descendants sont les seuls successeurs légitimes de Mahomet, rejetant la légitimité des Omeyyades et des trois premiers califes.
Sous les Omeyyades, l’empire musulman connaît une expansion sans précédent, de l’Afrique du Nord à l’Indus, et l’arabe devient la langue officielle. Mais cette dynastie reste contestée par les chiites, qui voient en elle l’usurpation du pouvoir au détriment de la famille du Prophète. Les chiites ne reconnaissent que l’imamat, incarné par Ali et ses descendants, comme succession légitime, alors que les sunnites, majoritaires, s’appuient sur la tradition (sunna) et la légitimité du consensus communautaire.

La dynastie omeyyade est finalement renversée en 750 par les Abbassides, mais son héritage perdure, notamment en Al-Andalus où Abd al-Rahman Ier fonde l’émirat de Cordoue. Ce parcours illustre la complexité des liens entre Mahomet, Othman, Ali, la dynastie omeyyade, le chiisme et le sunnisme : à l’origine, une querelle de succession, devenue avec le temps un clivage religieux et politique majeur du monde musulman.
Illustration: Mosquée du Prophète à Médine. – Wikipédia