Chers amoureux et amoureuses de la petite reine, laissez-moi vous emmener au tout début d’une aventure hors norme, ce 1er juillet 1903. Laissez-moi vous conter le périple de ces 59 forçats de la route qui s’apprêtent à se lancer dans une épreuve physique jamais tentée.
Imaginez la scène : il est 15h16 devant le café « Le Réveil-Matin » à Montgeron, en banlieue parisienne. L’effervescence est palpable, la foule se presse, les curieux se hissent sur la pointe des pieds, et les journalistes griffonnent déjà leurs premières impressions. Les soixante coureurs inscrits – ils ne seront finalement que cinquante-neuf à prendre le départ – s’apprêtent à relever un défi inédit, imaginé par le journal L’Auto pour doper ses ventes et marquer les esprits. Le pari est audacieux : relier les grandes villes de France sur plus de 2 400 kilomètres, en six étapes titanesques, avec un vélo qui pèse près de vingt kilos et et des routes à peine carrossables. Le coup d’envoi retentit. La France retient son souffle.


L’auto-vélo du 1er juillet 1903
Dès les premiers kilomètres, la course s’enflamme. Gustave Pasquier, audacieux, lance la première attaque de l’histoire du Tour, ouvrant la voie à une compétition qui s’annonce déjà dantesque. Les étapes sont interminables, oscillant entre 268 et 471 kilomètres, et se courent souvent de nuit, à la lueur vacillante des lanternes. Les routes, caillouteuses et poussiéreuses, mettent les nerfs et les muscles à rude épreuve. Les coureurs, livrés à eux-mêmes, doivent composer avec la solitude, la fatigue extrême, et l’incertitude permanente. On les voit s’arrêter dans des auberges pour se ravitailler, certains sombrant dans le découragement, d’autres puisant dans leurs dernières ressources pour continuer. Les abandons s’enchaînent : Édouard Wattelier, victime d’une crevaison après 18 kilomètres, est le premier à jeter l’éponge. Mais l’histoire ne fait que commencer.
Au cœur de cette lutte acharnée, un homme s’impose : Maurice Garin, le « Petit ramoneur » d’origine italienne, naturalisé français. Garin n’est pas un inconnu : il a déjà brillé sur Paris-Roubaix et Paris-Brest-Paris, et son endurance fait l’admiration de tous. Sur ce Tour, il fait preuve d’une régularité et d’une intelligence de course exceptionnelles. Il ne s’arrête pas dans les auberges comme ses rivaux, il gère ses efforts, répare lui-même ses crevaisons, et ne se laisse jamais abattre par la malchance. On le voit parfois s’accorder une pause dans un bar, savourer un verre de vin ou allumer une cigarette, puis repartir avec la même détermination. Sa victoire ne doit rien au hasard : il remporte trois étapes sur six, domine le classement général de bout en bout, et franchit la ligne d’arrivée à Paris avec près de trois heures d’avance sur Lucien Pothier – un écart jamais égalé depuis. À son retour à Lens, c’est un véritable triomphe populaire : la ville entière l’acclame, et il entre dans la légende du cyclisme.

Mais derrière la performance, il y a la rudesse de l’organisation. Pas d’équipe, pas de mécano, pas de soigneurs : chaque coureur doit se débrouiller seul. Les vélos, lourds et à une seule vitesse, exigent une force et une habileté hors du commun. Les crevaisons sont monnaie courante, et il faut transporter soi-même pneus et chambres à air de rechange. Les contrôles de passage se font à la main, les règlements évoluent au fil de la course, et l’incertitude règne jusque dans la distribution des primes. Le journal L’Auto veille au grain, distribuant des récompenses pour motiver les coureurs et assurer le spectacle. Certains, comme Hippolyte Aucouturier ou Charles Laeser, remportent une étape mais ne figurent pas au classement général, car ils n’ont pas terminé toutes les étapes. L’aventure est totale, l’improvisation permanente.
Ce premier Tour de France, c’est aussi une galerie d’anecdotes savoureuses. Les spectateurs, incrédules, parient que personne n’arrivera au bout. Les coureurs, eux, bravent la chaleur, la poussière, la nuit et la solitude. On raconte que lors de la première étape, la plupart font halte dans une auberge à Cosne, sauf Garin, Pagie et Georget qui filent en tête. Les étapes se terminent parfois à l’aube, les visages marqués par la fatigue, les vêtements couverts de poussière. Et pourtant, l’enthousiasme ne faiblit pas : à chaque arrivée, la foule acclame ces héros modernes, qui repoussent les limites de l’endurance humaine.
Voilà comment ce mois de juillet 1903 a vu naître une légende. Le Tour de France, pari fou d’un journal en quête de reconnaissance, est devenu l’un des plus grands rendez-vous sportifs du monde. Il a révélé des hommes d’exception, forgé des mythes, et fait vibrer la France tout entière.
Et vous alors, auriez-vous eu l’audace de vous lancer dans une telle aventure ? Moi pas. Je vous le dis tel quel en toute modestie.
Illustration: Collection Jules Beau. Tour de France, 1er – 19 juillet 1903. ©Jules Beau 1903. – Wikipédia