En 1889, la France tourne une page importante de son histoire militaire avec lâadoption de la loi Freycinet, promulguĂ©e le 15 juillet. Cette lĂ©gislation bouleverse lâorganisation du service militaireâŻ: la durĂ©e du service actif passe de cinq Ă trois ans. Mais la rĂ©forme ne sâarrĂȘte pas lĂ .
Sommaire
La loi Freycinet : vers une armée citoyenne
En contrepartie dâun service actif rĂ©duit, la loi Freycinet supprime les derniĂšres exonĂ©rations qui profitaient jusquâalors aux Ă©tudiants des grandes Ă©coles, aux enseignants et aux sĂ©minaristesâŻ: dĂ©sormais, tous doivent servir sous les drapeaux. La loi affirme la notion dâun service personnel, obligatoire et universel, destinĂ© Ă mobiliser toute la nation pour sa dĂ©fense.
Toutefois, dans les faits, des inĂ©galitĂ©s subsistentâŻ: certains bĂ©nĂ©ficient encore dâun service rĂ©duit Ă un an. Cette nouvelle donne vise avant tout Ă renforcer le sentiment dâunitĂ© nationale, Ă forger une armĂ©e de citoyens, et Ă prĂ©parer chacun au devoir de dĂ©fendre la patrie dans un contexte post-1870 marquĂ© par le dĂ©sir de revanche.
La conscriptionâŻ: un tournant dans la vie
Dans chaque village de France, le tirage au sort marque le passage Ă lâĂąge adulte. Chaque annĂ©e, la jeunesse â endimanchĂ©e, fiĂšre et fĂ©brile â converge vers la place du chef-lieuâŻ: tambours, drapeaux et chants entourent ce grand Ă©vĂ©nement. Le tirage, effectuĂ© publiquement devant une foule souvent nombreuse, dĂ©termine pour beaucoup le destin des annĂ©es Ă venirâŻ: un âbon numĂ©roâ signifie parfois moins de temps Ă la caserne ou une affectation plus proche de la maison, tandis quâun âmauvaisâ laisse prĂ©sager lâĂ©loignement.
AprĂšs la cĂ©rĂ©monie, le village sâanime de bals, banquets et processions. Les conscrits traversent les rues, arborant leur numĂ©ro sur le chapeau, sâarrĂȘtant aux auberges pour fĂȘter ou noyer leur excitation et leur apprĂ©hension. Les sociĂ©tĂ©s de conscrits transmettent, lors de ces rĂ©jouissances, des attributs symboliques Ă la prochaine classe, consolidant la tradition du passage de tĂ©moin dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre.
La place et le rĂŽle des filles
MĂȘme si la conscription sâadresse uniquement aux garçons, les jeunes filles participent avec entrain aux festivitĂ©s qui jalonnent la vie du village. On les retrouve lors des banquets et des bals, oĂč leur prĂ©sence scelle lâentrĂ©e dans lâĂąge adulte de toute une gĂ©nĂ©ration. Souvent, un conscrit offre une cocarde blanche Ă une jeune fille de sa classe en signe dâamitiĂ© ou de tendresseâŻ: un rituel particuliĂšrement vivant en Lyonnais ou Beaujolais.
Les filles endossent un rĂŽle actif dans la prĂ©paration des festivitĂ©sâŻ: elles dĂ©corent les salles, confectionnent rubans et gĂąteaux traditionnels, animant par leur Ă©nergie les rassemblements populaires. MĂȘme si elles nâont pas dâobligation militaire, elles partagent ce moment clĂ©, vecteur de cohĂ©sion et de solidaritĂ© gĂ©nĂ©rationnelle.
La vie du conscrit débutant
LâarrivĂ©e Ă la caserne bouleverse radicalement le quotidien du conscrit. IsolĂ© de son milieu familial, souvent rural, il dĂ©couvre lâuniforme, les rites militaires et la vie en communautĂ© serrĂ©e. Les premiers jours, il reçoit son paquetage, apprend Ă entretenir son Ă©quipement et sâinitie Ă la discipline collective. Les journĂ©es sont rythmĂ©es par le lever matinal, les exercices physiques, le maniement du fusil, les marches, et lâobĂ©issance stricte aux ordres. Les erreurs, mĂȘme mineures, sont sanctionnĂ©esâŻ; ainsi, chaque geste du quotidien est soumis Ă une vigilance constante.
Cette discipline forge chez les jeunes hommes un esprit de solidaritĂ©, mais aussi de rivalitĂ© selon leurs origines sociales. LâhygiĂšne, jusquâalors nĂ©gligĂ©e, est surveillĂ©e de plus prĂšs Ă la fin du XIXe siĂšcle pour endiguer les maladies. La caserne sâimpose donc comme un creusetâŻ: au-delĂ de la formation militaire, elle façonne les identitĂ©s, lâendurance morale et physique, ainsi que le sentiment dâappartenir Ă une communautĂ© nationale.
Les permissions, quasi inexistantes
Durant ces trois annĂ©es de service actif, le conscrit reste quasiment cloĂźtrĂ© loin de chez lui. Les permissions, câest-Ă -dire les autorisations exceptionnelles pour quitter la caserne et retourner dans sa famille, sont rarissimes et rĂ©servĂ©es Ă des Ă©vĂ©nements trĂšs gravesâŻ: dĂ©cĂšs, maladies graves de proches, ou circonstances exceptionnelles graves. LâĂ©loignement gĂ©ographique aggrave ce sentiment de rupture.
Pour la majoritĂ© des jeunes hommes, cette sĂ©paration prolongĂ©e reprĂ©sente une Ă©preuve, vĂ©cue Ă la fois comme un sacrifice et comme une ascĂšse formatrice. La notion de âpermission rĂ©guliĂšreâ, qui deviendra la norme au XXá” siĂšcle, reste alors balbutiante et marginaleâŻ: la plupart des conscrits ne profitent du retour en terre natale quâune fois leur service terminĂ©.
Un retour à la vie civile non définitif
Ă lâissue du service actif, le conscrit retrouver sa vie civile… mais seulement en apparence. Sa âlibertĂ©â demeure encadrĂ©e par lâobligation des pĂ©riodes de rappelâŻ: il sera intĂ©grĂ© successivement Ă la rĂ©serve de lâarmĂ©e dâactive, puis Ă lâarmĂ©e territoriale, jusquâĂ 25 ans dâobligations militaires au total sous la loi de 1889.
Chaque rĂ©serviste doit participer Ă deux manĆuvres, chacune de quatre semaines, organisĂ©es gĂ©nĂ©ralement Ă la fin de lâĂ©tĂ© avant les grandes manĆuvres nationales militaires. Le programme de ces «âŻappelsâŻÂ» est denseâŻ: accueil administratif, distribution du matĂ©riel, rĂ©apprentissage du maniement des armes, exercices de marche, entretien de lâarmement, puis simulations de campagne et grandes manĆuvres collectives.
Lâorganisation de ces pĂ©riodes vise Ă rĂ©inscrire le soldat-citoyen dans une dynamique de prĂ©paration Ă la dĂ©fense, tout en entretenant la camaraderie forgĂ©e dans la jeunesse. MĂȘme si certaines dispenses existent (soutiens de famille, professions essentielles), la majoritĂ© des hommes doivent se plier Ă cette nouvelle parenthĂšse militaire, coupant court Ă toute illusion dâĂ©mancipation dĂ©finitive.
Le regard citoyen sur lâarmĂ©e
Ă la fin du XIXe siĂšcle, lâarmĂ©e française cristallise un imaginaire puissant. Lâombre de la dĂ©faite de 1870 hante les espritsâŻ: le dĂ©sir de revanche insuffle une ferveur patriotique nouvelle Ă la RĂ©publique. LâarmĂ©e est vue comme la gardienne du redressement national, la garante de la paix, mais aussi comme une âgrande Ă©coleâ rĂ©publicaine. La conscription brasse toutes les couches sociales, imposant Ă chacun dâendosser la responsabilitĂ© de la dĂ©fense du pays. LâidĂ©e dâĂ©galitĂ© parmi tous les citoyens-soldats sâancre dans le discours politique et populaire.
Cependant, cette vision se teinte de rĂ©alitĂ©s moins glorieusesâŻ: la sĂ©paration est lourde pour les familles, surtout rurales, et les disparitĂ©s dans lâaccomplissement des obligations suscitent frustrations et amertumes. Enfin, si la caserne façonne la virilitĂ© et la discipline, elle est aussi source de mĂ©fianceâŻ: on craint quâune armĂ©e trop puissante ne bascule dans lâautoritarisme, et lâhistoire des rĂ©pressions intĂ©rieures reste prĂ©sente dans lâimaginaire collectif.
LâarmĂ©e façonne ainsi lâidentitĂ© collective et citoyenne, mais demeure surveillĂ©e avec vigilanceâŻ: elle est le symbole dâune RĂ©publique forte, mais dâabord contrĂŽlĂ©e par le peuple.
Illustration: Groupe de conscrits, 1923, Val-d’IzĂ© – Jean Hervagault, musĂ©e de Bretagne et Ă©comusĂ©e de la Bintinais. – WikipĂ©dia