Groupe de conscrits en 1923

ET SI ON REVENAIT À LA CONSCRIPTION DE 1889 😉 📆 15 juillet 1889

En 1889, la France tourne une page importante de son histoire militaire avec l’adoption de la loi Freycinet, promulguĂ©e le 15 juillet. Cette lĂ©gislation bouleverse l’organisation du service militaire : la durĂ©e du service actif passe de cinq Ă  trois ans. Mais la rĂ©forme ne s’arrĂȘte pas lĂ .

La loi Freycinet : vers une armée citoyenne

En contrepartie d’un service actif rĂ©duit, la loi Freycinet supprime les derniĂšres exonĂ©rations qui profitaient jusqu’alors aux Ă©tudiants des grandes Ă©coles, aux enseignants et aux sĂ©minaristes : dĂ©sormais, tous doivent servir sous les drapeaux. La loi affirme la notion d’un service personnel, obligatoire et universel, destinĂ© Ă  mobiliser toute la nation pour sa dĂ©fense.

Toutefois, dans les faits, des inĂ©galitĂ©s subsistent : certains bĂ©nĂ©ficient encore d’un service rĂ©duit Ă  un an. Cette nouvelle donne vise avant tout Ă  renforcer le sentiment d’unitĂ© nationale, Ă  forger une armĂ©e de citoyens, et Ă  prĂ©parer chacun au devoir de dĂ©fendre la patrie dans un contexte post-1870 marquĂ© par le dĂ©sir de revanche.

La conscription : un tournant dans la vie

Dans chaque village de France, le tirage au sort marque le passage Ă  l’ñge adulte. Chaque annĂ©e, la jeunesse – endimanchĂ©e, fiĂšre et fĂ©brile – converge vers la place du chef-lieu : tambours, drapeaux et chants entourent ce grand Ă©vĂ©nement. Le tirage, effectuĂ© publiquement devant une foule souvent nombreuse, dĂ©termine pour beaucoup le destin des annĂ©es Ă  venir : un “bon numĂ©ro” signifie parfois moins de temps Ă  la caserne ou une affectation plus proche de la maison, tandis qu’un “mauvais” laisse prĂ©sager l’éloignement.

AprĂšs la cĂ©rĂ©monie, le village s’anime de bals, banquets et processions. Les conscrits traversent les rues, arborant leur numĂ©ro sur le chapeau, s’arrĂȘtant aux auberges pour fĂȘter ou noyer leur excitation et leur apprĂ©hension. Les sociĂ©tĂ©s de conscrits transmettent, lors de ces rĂ©jouissances, des attributs symboliques Ă  la prochaine classe, consolidant la tradition du passage de tĂ©moin d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre.

La place et le rĂŽle des filles

MĂȘme si la conscription s’adresse uniquement aux garçons, les jeunes filles participent avec entrain aux festivitĂ©s qui jalonnent la vie du village. On les retrouve lors des banquets et des bals, oĂč leur prĂ©sence scelle l’entrĂ©e dans l’ñge adulte de toute une gĂ©nĂ©ration. Souvent, un conscrit offre une cocarde blanche Ă  une jeune fille de sa classe en signe d’amitiĂ© ou de tendresse : un rituel particuliĂšrement vivant en Lyonnais ou Beaujolais.

Les filles endossent un rĂŽle actif dans la prĂ©paration des festivitĂ©s : elles dĂ©corent les salles, confectionnent rubans et gĂąteaux traditionnels, animant par leur Ă©nergie les rassemblements populaires. MĂȘme si elles n’ont pas d’obligation militaire, elles partagent ce moment clĂ©, vecteur de cohĂ©sion et de solidaritĂ© gĂ©nĂ©rationnelle.

La vie du conscrit débutant

L’arrivĂ©e Ă  la caserne bouleverse radicalement le quotidien du conscrit. IsolĂ© de son milieu familial, souvent rural, il dĂ©couvre l’uniforme, les rites militaires et la vie en communautĂ© serrĂ©e. Les premiers jours, il reçoit son paquetage, apprend Ă  entretenir son Ă©quipement et s’initie Ă  la discipline collective. Les journĂ©es sont rythmĂ©es par le lever matinal, les exercices physiques, le maniement du fusil, les marches, et l’obĂ©issance stricte aux ordres. Les erreurs, mĂȘme mineures, sont sanctionnĂ©es ; ainsi, chaque geste du quotidien est soumis Ă  une vigilance constante.

Cette discipline forge chez les jeunes hommes un esprit de solidaritĂ©, mais aussi de rivalitĂ© selon leurs origines sociales. L’hygiĂšne, jusqu’alors nĂ©gligĂ©e, est surveillĂ©e de plus prĂšs Ă  la fin du XIXe siĂšcle pour endiguer les maladies. La caserne s’impose donc comme un creuset : au-delĂ  de la formation militaire, elle façonne les identitĂ©s, l’endurance morale et physique, ainsi que le sentiment d’appartenir Ă  une communautĂ© nationale.

Les permissions, quasi inexistantes

Durant ces trois annĂ©es de service actif, le conscrit reste quasiment cloĂźtrĂ© loin de chez lui. Les permissions, c’est-Ă -dire les autorisations exceptionnelles pour quitter la caserne et retourner dans sa famille, sont rarissimes et rĂ©servĂ©es Ă  des Ă©vĂ©nements trĂšs graves : dĂ©cĂšs, maladies graves de proches, ou circonstances exceptionnelles graves. L’éloignement gĂ©ographique aggrave ce sentiment de rupture.

Pour la majoritĂ© des jeunes hommes, cette sĂ©paration prolongĂ©e reprĂ©sente une Ă©preuve, vĂ©cue Ă  la fois comme un sacrifice et comme une ascĂšse formatrice. La notion de “permission rĂ©guliĂšre”, qui deviendra la norme au XXᔉ siĂšcle, reste alors balbutiante et marginale : la plupart des conscrits ne profitent du retour en terre natale qu’une fois leur service terminĂ©.

Un retour à la vie civile non définitif

À l’issue du service actif, le conscrit retrouver sa vie civile… mais seulement en apparence. Sa “libertĂ©â€ demeure encadrĂ©e par l’obligation des pĂ©riodes de rappel : il sera intĂ©grĂ© successivement Ă  la rĂ©serve de l’armĂ©e d’active, puis Ă  l’armĂ©e territoriale, jusqu’à 25 ans d’obligations militaires au total sous la loi de 1889.

Chaque rĂ©serviste doit participer Ă  deux manƓuvres, chacune de quatre semaines, organisĂ©es gĂ©nĂ©ralement Ă  la fin de l’étĂ© avant les grandes manƓuvres nationales militaires. Le programme de ces « appels » est dense : accueil administratif, distribution du matĂ©riel, rĂ©apprentissage du maniement des armes, exercices de marche, entretien de l’armement, puis simulations de campagne et grandes manƓuvres collectives.

L’organisation de ces pĂ©riodes vise Ă  rĂ©inscrire le soldat-citoyen dans une dynamique de prĂ©paration Ă  la dĂ©fense, tout en entretenant la camaraderie forgĂ©e dans la jeunesse. MĂȘme si certaines dispenses existent (soutiens de famille, professions essentielles), la majoritĂ© des hommes doivent se plier Ă  cette nouvelle parenthĂšse militaire, coupant court Ă  toute illusion d’émancipation dĂ©finitive.

Le regard citoyen sur l’armĂ©e

À la fin du XIXe siĂšcle, l’armĂ©e française cristallise un imaginaire puissant. L’ombre de la dĂ©faite de 1870 hante les esprits : le dĂ©sir de revanche insuffle une ferveur patriotique nouvelle Ă  la RĂ©publique. L’armĂ©e est vue comme la gardienne du redressement national, la garante de la paix, mais aussi comme une “grande Ă©cole” rĂ©publicaine. La conscription brasse toutes les couches sociales, imposant Ă  chacun d’endosser la responsabilitĂ© de la dĂ©fense du pays. L’idĂ©e d’égalitĂ© parmi tous les citoyens-soldats s’ancre dans le discours politique et populaire.

Cependant, cette vision se teinte de rĂ©alitĂ©s moins glorieuses : la sĂ©paration est lourde pour les familles, surtout rurales, et les disparitĂ©s dans l’accomplissement des obligations suscitent frustrations et amertumes. Enfin, si la caserne façonne la virilitĂ© et la discipline, elle est aussi source de mĂ©fiance : on craint qu’une armĂ©e trop puissante ne bascule dans l’autoritarisme, et l’histoire des rĂ©pressions intĂ©rieures reste prĂ©sente dans l’imaginaire collectif.

L’armĂ©e façonne ainsi l’identitĂ© collective et citoyenne, mais demeure surveillĂ©e avec vigilance : elle est le symbole d’une RĂ©publique forte, mais d’abord contrĂŽlĂ©e par le peuple.


Illustration: Groupe de conscrits, 1923, Val-d’IzĂ© – Jean Hervagault, musĂ©e de Bretagne et Ă©comusĂ©e de la Bintinais. – WikipĂ©dia

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