Le 18 octobre 1973, la France accueille en salles « Les Aventures de Rabbi Jacob », qui sâimpose comme lâun des Ă©vĂ©nements les plus marquants du cinĂ©ma populaire hexagonal. Lâambiance des cinĂ©mas parisiens bruisse dâexcitationâŻ: les spectateurs se pressent pour dĂ©couvrir la nouvelle folie de Louis de FunĂšs, orchestrĂ©e par le rĂ©alisateur GĂ©rard Oury. LâĂ©quipe du film, menĂ©e par la scĂ©nariste DaniĂšle Thompson, ne cache pas son stress face Ă lâaccueil du public, tant le contexte international apparaĂźt explosif ce jour-lĂ .
Sommaire
Un tourbillon diplomatique
La sortie de « Rabbi Jacob » intervient Ă un moment dâintenses tensions sur la scĂšne internationale.
En ce mois dâoctobre 1973, la guerre du Kippour Ă©clate au Moyen-OrientâŻ: IsraĂ«l doit faire face Ă une attaque soudaine menĂ©e par lâĂgypte et la Syrie. LâĂ©motion est vive en France, oĂč la communautĂ© juive et de nombreux citoyens suivent avec inquiĂ©tude la progression du conflit.
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Au mĂȘme moment, la question du pĂ©trole prend une tournure dramatiqueâŻ: les pays arabes, furieux du soutien amĂ©ricain Ă IsraĂ«l, dĂ©clenchent un embargo qui provoque le premier choc pĂ©trolier. Le prix du baril sâenvole, la panique gagne lâEurope, et la sociĂ©tĂ© française se trouve secouĂ©e par cette crise inĂ©dite.
Dans ce climat explosif, DaniĂšle Thompson sillonne nuit et jour les rues de ParisâŻ: au lieu de coller les affiches de son film, elle se voit contrainte de les retirer par crainte de reprĂ©sailles ou dâincidents. Tous les regards se portent sur « Rabbi Jacob », devenu bien malgrĂ© lui un symbole de courage et de risque dans un contexte aussi tendu.
Une intrigue entre rire et humanité
Dans une France en crise, le film propose une bouffĂ©e salvatrice dâhumour et dâhumanitĂ©.
Victor Pivert, industriel colĂ©rique et caricature de la petite bourgeoisie raciste, traverse une sĂ©rie de mĂ©saventures rocambolesques. Pris dans un engrenage absurde, il se voit contraint de fuir aux cĂŽtĂ©s de Slimane, un rĂ©volutionnaire en cavale. Le duo improbable traverse alors Paris, plonge dans la fameuse cuve de chewing-gum dâune usine de bonbons, prend la place de rabbins, est entraĂźnĂ© dans une danse hassidique traditionnelle au milieu de la rue des Rosiers, etc.
Les spectateurs se laissent emporter par ce ballet burlesque, qui, sous couvert de farce, pose des questions brĂ»lantesâŻ: la peur de lâautre, les prĂ©jugĂ©s, la possibilitĂ© du rire comme levier de fraternitĂ©. Au fil des scĂšnes, le film sâoffre en vĂ©ritable plaidoyer pour la tolĂ©rance, le vivre-ensemble et lâempathie, tout en multipliant les gags qui deviendront cultes.
Le dĂ©tournement dâavion
Cette euphorie ne masque toutefois pas la marque tragique qui accompagne la sortie du film.
Le mĂȘme jour, Danielle Cravenne, Ă©pouse du publicitaire en charge de la promotion, dĂ©tourne le vol Air France Paris-Nice, arme factice Ă la main. AnimĂ©e par des convictions politiques exacerbĂ©es dans le contexte de la guerre du Kippour, elle rĂ©clame lâannulation pure et simple de la sortie du film, quâelle juge trop favorable Ă la cause juive et donc dangereusement provocatrice.
Lâavion atterrit Ă Marseille, oĂč le GIPN donne lâassautâŻ: les passagers sont libĂ©rĂ©s, mais Danielle Cravenne, blessĂ©e lors de lâintervention, meurt pendant son transfert Ă lâhĂŽpital. Ce drame jette une ombre noire sur la fĂȘte, rappelant avec brutalitĂ© que lâart, mĂȘme comique, peut cristalliser toutes les passions et tous les conflits de lâĂ©poque. La sortie du film sâen retrouve bouleversĂ©e, le traumatisme sâajoute Ă la charge symbolique de « Rabbi Jacob », dĂ©sormais indissociable de cet Ă©pisode tragique du 18 octobre 1973.
La cuve de chewing-gum
Impossible de ne pas revenir sur la scĂšne mythique de la cuve de chewing-gum qui aurait pu compromettre le tournage du film.
Le fameux bac, censĂ© contenir de la gomme verte, recĂšle en rĂ©alitĂ© un mĂ©lange de farine, de glucose, de colorant alimentaire et parfois mĂȘme de pĂąte Ă crĂȘpes. Cette inventivitĂ© artisanale coĂ»te cher Ă lâĂ©quipeâŻ: GĂ©rard Darmon, jeune acteur dans le film, souffre dâun dĂ©collement de cornĂ©e en raison du mĂ©lange, et Louis de FunĂšs devra consulter le mĂȘme ophtalmologue le lendemain. La sĂ©quence, prĂ©vue pour quelques jours, sâĂ©tire sur plus dâune semaine, rythmĂ©e par lâentraide, les galĂšres techniques, mais aussi les fous rires collectifs autour de cette glu collante et illusoire.
Pour le spectateur, la magie opĂšreâŻ: la scĂšne devient culte et symbolise tout lâart du cinĂ©ma populaire français, oĂč lâartisanat et la dĂ©brouille servent la crĂ©ativitĂ© et la comĂ©die jusquâĂ marquer Ă jamais la mĂ©moire collective.
Illustration: « Les Aventures de Rabbi Jacob », de GĂ©rard Oury (1973). Films Pomereu – TĂ©lĂ©rama