Le 28 septembre 1943, le public français découvre dans la pénombre des salles “Le Corbeau”, le nouveau film de Henri-Georges Clouzot. Ce n’est pas seulement un divertissement que le cinéaste propose : il pose sur la société un regard inquiet, presque fiévreux, à une période où la France vit sous le joug de l’Occupation et où la peur s’installe partout.
Ce jour-là, sur le grand écran, une petite ville française se désagrège sous les coups répétés de lettres anonymes, chaque missive semant le doute, la hargne et l’angoisse. Le spectateur, plongé dans ce drame, sent la tension monter, la suspicion étreindre les cœurs, tandis que Clouzot ose mettre à nu les failles humaines que la guerre exacerbe.
Sommaire
Une histoire vraie à l’origine du Corbeau
Si le récit de Clouzot vibre si fort, c’est qu’il prend racine dans le réel : entre 1917 et 1922, la ville de Tulle devient le théâtre d’une incroyable affaire criminelle. Les habitants, autrefois paisibles, se retrouvent sous le feu de plus de cent lettres anonymes, signées « L’Œil de tigre ». Ces courriers n’ont rien d’innocent : ils dévoilent des secrets, accusent de trahison, de mœurs légères ou d’infidélité. Des familles s’effondrent, des réputations s’écroulent, et la peur, omniprésente, surgit jusque dans les églises ou sur les bancs publics. Chaque nouvelle lettre enflamme la psychose et attise le désir de vengeance ou de justice. Les autorités locales se mobilisent, mais l’enquête s’embourbe dans la rumeur et l’émotion.
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Il faut la ténacité du criminaliste Edmond Locard pour découvrir la vérité : c’est Angèle Laval, modeste employée à la préfecture, qui se cache derrière le flot de calomnies. Le procès frôle le spectaculaire, et la ville découvre que le coupable d’une telle hystérie collective peut être l’un des leurs. Historiquement, Tulle garde les stigmates de ces années de terreur.
Quand l’anonymographe devient corbeau
Face à ce fait divers, Edmond Locard propose le terme « anonymographe » pour désigner l’auteur de telles lettres. Mais la presse populaire s’empare d’une métaphore : à force de la voir vêtue de noir, Angèle Laval devient « le corbeau ». Le mot frappe par sa puissance : sombre, mystérieux, inquiétant, à l’image des oiseaux de mauvais augure qui ponctuent la culture occidentale. Plus facile à retenir, plus évocateur aussi, le terme s’impose rapidement et entre dans l’usage courant.
Dès la sortie du film, « corbeau » symbolise à lui seul la figure du dénonciateur anonyme, celui qui, caché dans l’ombre, distille la peur et la violence morale. Le mot « anonymographe », trop savant, disparaît dans les limbes du langage, tandis que le corbeau règne dans l’imaginaire populaire.
L’impact du film et du mot
Le Corbeau, à sa sortie, brise les codes : produit par une société sous contrôle allemand, il scandalise autant qu’il captive. Les spectateurs oscillent entre fascination et malaise face à cette dissection lucide des mécanismes de la dénonciation. Clouzot se heurte à la censure ; le film est interdit, puis réhabilité, et devient une œuvre culte du cinéma français.
Plus qu’un drame, il s’ancre comme une parabole universelle sur le mal, la rumeur et la lâcheté ordinaire. Dès lors, le mot « corbeau » s’ancre dans la langue française : chaque affaire de lettres anonymes le fait resurgir, porteur de cette peur sourde et de ce malaise collectif hérité d’histoires vraies et de fictions dévastatrices.
Le public frémit à l’idée qu’un corbeau pourrait se dissimuler en son sein révélant par l’épreuve du secret et du soupçon la part sombre de chacun.
Illustration: affiche du film.