Le 23 octobre 1520, dans la cathĂ©drale dâAix-la-Chapelle, Charles de Habsbourg est couronnĂ© empereur du Saint-Empire romain germanique. La cĂ©rĂ©monie se dĂ©roule dans une atmosphĂšre dâune grandeur solennelle, digne de la tradition carolingienne. Plus de trente rois y ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© sacrĂ©s entre 931 et 1531 ; mais ce jour-lĂ , câest pour la derniĂšre fois quâun empereur est couronnĂ© dans cet Ă©difice mythique.
Autour de lui, un cortĂšge de princes, de ducs, dâĂ©vĂȘques et de reprĂ©sentants du Saint-Empire sâavance lentement sous les voĂ»tes anciennes. Charles, Ă peine ĂągĂ© de vingt ans, sâassoit sur le trĂŽne de Charlemagne, symbole du pouvoir universel chrĂ©tien. Tandis quâĂ lâautre bout du monde, lâexplorateur Fernand de Magellan franchit le DĂ©troit de Tous les Saints, lâEurope, elle, cĂ©lĂšbre son nouvel empereur et sent dĂ©jĂ souffler le vent dâun monde en transformation.
Sommaire
Avant la couronne : un héritier du monde
Avant d’ĂȘtre couronnĂ©, Charles gouverne dĂ©jĂ un ensemble territorial sans prĂ©cĂ©dent dans l’histoire de lâEurope. Fils de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, il hĂ©rite, en 1506, des riches territoires des Pays-Bas bourguignons, cĆur Ă©conomique et culturel du nord du continent. En 1516, Ă la mort de son grand-pĂšre Ferdinand dâAragon, il devient roi dâEspagne sous le nom de Charles Ier, maĂźtre des royaumes de Castille, dâAragon, de Naples, de Sicile et du grand empire colonial espagnol dâAmĂ©rique. Trois ans plus tard, en 1519, la mort de son autre grand-pĂšre, lâempereur Maximilien Ier, lui lĂšgue les territoires autrichiens de la maison de Habsbourg.
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Ainsi, Ă vingt ans, Charles rĂ©unit sous sa couronne un empire oĂč le soleil ne se couche jamais. Chaque rĂ©gion parle sa langue, suit sa foi, conserve ses lois et ses traditions. Ce jeune souverain apprend vite Ă jongler entre ces identitĂ©s multiples. Il se forme Ă la diplomatie, Ă©coute les conseils de sa tante Marguerite dâAutriche, et comprend que pour unir ses peuples, il lui faut plus quâun hĂ©ritage : il lui faut la lĂ©gitimitĂ© suprĂȘme du titre impĂ©rial.
Une Ă©lection arrachĂ©e Ă prix dâor
Lorsque meurt lâempereur Maximilien Ier en janvier 1519, sept princes-Ă©lecteurs sont chargĂ©s dâĂ©lire son successeur. Parmi eux figurent les archevĂȘques de Mayence, TrĂšves et Cologne, ainsi que quatre princes laĂŻques : le roi de BohĂȘme, le comte palatin du Rhin, le duc de Saxe et le margrave de Brandebourg. Deux candidats sâaffrontent : Charles de Habsbourg et François Ier, roi de France. Leurs ambitions sont grandes, et leur rivalitĂ© annonce une lutte dâinfluence dĂ©cisive.
François Ier dĂ©ploie une diplomatie intense et une gĂ©nĂ©rositĂ© coĂ»teuseâŻ: il offre prĂšs dâune tonne et demie dâor pour acheter les voix des Ă©lecteurs. Mais Charles rĂ©plique avec encore plus de moyensâŻ: 850âŻ000 florins, soit environ deux tonnes dâor, financĂ©es par les puissants banquiers Fugger et Welser. Ce duel financier inĂ©dit dans lâhistoire politique de lâEurope inspire Ă lâhistorien moderne le terme dâ«âŻempereur achetĂ©âŻÂ». GrĂące Ă ses soutiens allemands, au prestige de son nom et Ă la crainte dâune domination française, Charles remporte finalement lâĂ©lection le 28 juin 1519. Il prend aussitĂŽt le nom de Charles Quint, roi des Romains et empereur Ă©lu du Saint-Empire romain germanique.
Pourquoi pas François Ier ?
Pourtant, rien nâinterdit Ă un souverain Ă©tranger dâĂȘtre Ă©lu empereurâŻ: seul compte le vote des Ă©lecteurs. FrançoisâŻIer croit alors Ă ses chancesâŻ; il a le soutien du pape LĂ©onâŻX, du roi dâAngleterre et de plusieurs princes allemands favorables Ă un contrepoids face Ă la puissance des Habsbourg. Mais sa nationalitĂ© française soulĂšve des rĂ©ticences profondes dans lâEmpireâŻ: beaucoup redoutent qu’un CapĂ©tien ne soumette la Germanie aux ambitions de Paris. Dâautres craignent quâun monarque dĂ©jĂ puissant transforme lâinstitution impĂ©riale en simple instrument de domination.
Finalement, les Ă©lecteurs prĂ©fĂšrent un candidat quâils jugent plus proche de leurs traditionsâŻ: un prince germanique, Ă©duquĂ© dans les coutumes du Saint-Empire, et hĂ©ritier de la dynastie impĂ©riale. FrançoisâŻIer, malgrĂ© ses promesses et son habiletĂ©, perd la partie face Ă Charles. Cette dĂ©faite devient le point de dĂ©part dâune rivalitĂ© historique qui enflamme les dĂ©cennies suivantesâŻ: les guerres dâItalie les opposeront sans rĂ©pit, de Pavie Ă CĂ©risoles, dans une lutte pour lâhĂ©gĂ©monie sur lâEurope.
Ce que lui apporte la couronne impériale
Le couronnement du 23âŻoctobreâŻ1520 ne lui confĂšre pas seulement un titre supplĂ©mentaireâŻ: il lui donne une autoritĂ© morale et religieuse suprĂȘme. En tant quâempereur, Charles Quint devient lâhĂ©ritier de Charlemagne, le «âŻpĂšre de lâEuropeâŻÂ». Il incarne dĂ©sormais la dĂ©fense de lâunitĂ© de la chrĂ©tientĂ© face aux menaces conjuguĂ©es des Turcs ottomans Ă lâest et des rĂ©formateurs protestants Ă lâintĂ©rieur de lâEmpire.
Ce sacre lui assure aussi un statut diplomatique inĂ©galĂ©âŻ: il se place au-dessus des rois, en arbitre des princes et en suzerain des Ătats allemands. LâĂ©clat du titre impĂ©rial lĂ©gitime sa politique universelle, quâil conçoit comme un devoir spirituelâŻ: prĂ©server la foi, maintenir la paix en Europe et guider le monde chrĂ©tien vers un ordre moral inspirĂ© par Dieu. MĂȘme si cette ambition se heurte bientĂŽt Ă la RĂ©forme et aux rĂ©alitĂ©s du pouvoir, lâaura impĂ©riale de Charles reste sans Ă©quivalent Ă son Ă©poque.
Pourquoi âgermaniqueâ ?
Le Saint-Empire romain devient âgermaniqueâ parce quâil sâenracine dans les territoires de langue allemande, issus de la Francie orientale du partage de Verdun en 843. Lorsque Otton Ier est couronnĂ© empereur en 962, il unit sous sa couronne les duchĂ©s de Saxe, BaviĂšre, Franconie et Souabe. Lâinstitution impĂ©riale, fondĂ©e sur la foi chrĂ©tienne et lâhĂ©ritage romain, sâĂ©tend dâabord Ă lâItalie et Ă la Bourgogne, mais, au fil des siĂšcles, elle se recentre sur lâespace germanique.
Ă partir du XVeâŻsiĂšcle, pour distinguer lâEmpire de la papautĂ© et de Rome, on lâappelle âSaint-Empire romain de la Nation germaniqueâ. Il est âromainâ par lâhĂ©ritage antique et carolingien, âsaintâ par sa vocation religieuse, mais âgermaniqueâ par sa base territoriale et culturelle. En 1520, lorsque Charles Quint est couronnĂ©, cet Ă©quilibre est encore vivantâŻ: il reprend la mission universelle de Charlemagne, tout en sâappuyant sur lâorganisation politique des duchĂ©s germaniques.
Un rĂȘve europĂ©en
Le sacre de Charles Quint Ă Aix-la-Chapelle, le 23 octobre 1520, marque une date charniĂšre. Câest Ă la fois lâapogĂ©e dâun idĂ©al impĂ©rial et le crĂ©puscule du Moyen Ăge. Il reprĂ©sente la volontĂ© dâunir lâEurope sous la banniĂšre chrĂ©tienne, mais annonce aussi les divisions religieuses et politiques qui viendront fracturer le continent. Charles Quint incarne ce paradoxe : prince universel par sa vision, mais homme dâun monde en transition.
Lâempereur couronnĂ© Ă Aix-la-Chapelle rĂȘve dâune Europe unie, chrĂ©tienne et pacifique, servie par la raison et la foi. Pourtant, son empire, immense, dĂ©cousu et traversĂ© de rivalitĂ©s, Ă©chappe Ă son contrĂŽle. Ce jour dâautomne de 1520 demeure le symbole dâun instant de gloire oĂč lâidĂ©e dâun pouvoir europĂ©en universel semble encore possibleâŻââŻavant que lâhistoire ne lâemporte vers de nouvelles fractures et un monde dĂ©finitivement moderne.
Illustration:
– Portrait du jeune Charles de Habsbourg futur empereur Charles Quint vers 1515 ; peint par Bernard van Orley, Paris, musĂ©e du Louvre. – WikipĂ©dia
– François Ier, portrait anonyme, vers 1515, Chantilly, musĂ©e CondĂ©. – WikipĂ©dia
– Election de Charles Quint sur François Ier avec 7 voix contre 0