Le 29 mai 2020, une catastrophe Ă©cologique sans prĂ©cĂ©dent se produit dans lâArctique russe. Ă Norilsk, 21 000 tonnes de diesel se sont dĂ©versĂ©es dans les riviĂšres et les sols Ă la suite de lâeffondrement dâun rĂ©servoir de la centrale thermique locale, propriĂ©tĂ© du gĂ©ant minier Norilsk Nickel. Cette marĂ©e rouge, visible depuis lâespace, a mis en lumiĂšre la vulnĂ©rabilitĂ© de la rĂ©gion face au changement climatique et Ă la nĂ©gligence industrielle, suscitant lâindignation internationale et une rĂ©action dâurgence du Kremlin.
Sommaire
Norilsk, citĂ© industrielle extrĂȘme

FondĂ©e en 1935 sur ordre de Staline, Norilsk est nĂ©e pour exploiter les immenses gisements de nickel, cuivre, palladium et platine dĂ©couverts dans la rĂ©gion arctique russe. DĂšs ses dĂ©buts, la ville a Ă©tĂ© bĂątie dans des conditions inhumainesâŻ: des centaines de milliers de prisonniers du Goulag ont Ă©tĂ© contraints de travailler Ă la construction des infrastructures et Ă lâextraction des minerais, dans un climat polaire oĂč les tempĂ©ratures peuvent descendre bien en dessous de -50°C. Cette histoire tragique a laissĂ© une empreinte profonde sur la mĂ©moire collective locale. AprĂšs la pĂ©riode soviĂ©tique, Norilsk a continuĂ© Ă se dĂ©velopper comme un centre industriel stratĂ©gique, devenant lâune des villes les plus septentrionales et les plus isolĂ©es du monde. Aujourdâhui, elle nâest accessible que par avion ou, pendant la courte saison estivale, par bateau via le fleuve IenisseĂŻ. Il nâexiste aucune route ou voie ferrĂ©e la reliant directement au reste de la Russie, ce qui accentue son isolement et la dĂ©pendance de ses habitants Ă lâindustrie locale.
Le quotidien dans le froid et la pollution
La vie Ă Norilsk est un dĂ©fi permanent, forgĂ© par des conditions climatiques extrĂȘmes et une pollution omniprĂ©sente. Les hivers, qui durent prĂšs de neuf mois, plongent la ville dans une obscuritĂ© glaciale, avec 45 jours de nuit polaire totale chaque annĂ©e. Les tempĂ©ratures descendent frĂ©quemment sous les -40°C, rendant les dĂ©placements difficiles et Ă©prouvants. Les Ă©tĂ©s, trĂšs courts, sont marquĂ©s par le soleil de minuit, mais aussi par la prolifĂ©ration de moustiques. Les prĂ©cipitations neigeuses sont abondantes, atteignant jusquâĂ deux millions de tonnes de neige par an.

Ă ces conditions sâajoute une pollution industrielle massiveâŻ: Norilsk est rĂ©putĂ©e pour ĂȘtre lâune des villes les plus polluĂ©es au monde. Les usines de Norilsk Nickel rejettent chaque annĂ©e autant de gaz toxiques (dioxyde de soufre, oxydes dâazote, mĂ©taux lourds) que lâensemble de la France. La toundra sur des dizaines de kilomĂštres autour de la ville est morte, les arbres sont brĂ»lĂ©s par les pluies acides, et la vĂ©gĂ©tation a pratiquement disparu. Cette pollution a des consĂ©quences dramatiques sur la santĂ© des habitantsâŻ: maladies respiratoires et dermatologiques, perte prĂ©coce des dents, espĂ©rance de vie rĂ©duite Ă 60 ans, soit dix ans de moins que la moyenne nationale. Lâeau du robinet est souvent chargĂ©e en mĂ©taux lourds, et la consommation de produits locaux nĂ©cessite des prĂ©cautions particuliĂšres.

MalgrĂ© ces difficultĂ©s, les habitants de Norilsk font preuve dâune grande rĂ©silience. Une identitĂ© locale forte sâest dĂ©veloppĂ©e, marquĂ©e par la solidaritĂ© et lâentraide. Les fĂȘtes du MĂ©tallurgiste ou du Mineur rythment la vie sociale, et chacun tente de recrĂ©er un peu de chaleur et de verdure Ă lâintĂ©rieur de son appartement, Ă dĂ©faut de pouvoir en profiter dehors. Les infrastructures, hĂ©ritĂ©es de lâĂ©poque soviĂ©tique, offrent quelques espaces de loisirs et de culture, mais la vie sociale repose beaucoup sur les liens personnels et la capacitĂ© Ă sâadapter Ă un environnement extrĂȘme.

Norilsk Nickel : un pollueur en série
Norilsk Nickel, ou Nornickel, est le premier producteur mondial de nickel et de palladium, et lâun des plus grands producteurs de cuivre. Cette entreprise, fondĂ©e sur les bases du combinat soviĂ©tique, est aujourdâhui dirigĂ©e par Vladimir Potanine, un oligarque russe parmi les plus riches et influents du pays. Nornickel reprĂ©sente Ă elle seule environ 2 % du PIB russe, exportant ses mĂ©taux stratĂ©giques dans le monde entier, principalement vers lâEurope et la Chine. Lâentreprise possĂšde des mines, des usines de transformation, une flotte de brise-glaces et le port de Doudinka, essentiel pour la logistique dans lâArctique.
Mais Nornickel est aussi tristement cĂ©lĂšbre pour son impact environnemental. Elle est rĂ©guliĂšrement pointĂ©e du doigt par les ONG et les autoritĂ©s pour ses pratiques polluantes et son manque de transparence. La catastrophe de 2020 nâest que la plus visible dâune longue sĂ©rie dâincidentsâŻ: rejets toxiques dans la nature, pollution chronique de lâair, de lâeau et des sols, et gestion opaque des crises. Les relations de lâentreprise avec les populations autochtones et les travailleurs sont souvent tendues, et les tentatives de modernisation ou de rĂ©duction des Ă©missions sont jugĂ©es insuffisantes par de nombreux observateurs.
La catastrophe du 29 mai 2020
Lâeffondrement du rĂ©servoir de la centrale thermique, attribuĂ© au dĂ©gel du pergĂ©lisol fragilisĂ© par le rĂ©chauffement climatique et Ă lâabsence de rĂ©parations pourtant recommandĂ©es, a provoquĂ© le dĂ©versement de 21 000 tonnes de diesel dans les riviĂšres Ambarnaya et Daldykan, puis jusquâau lac Piassino. Ce dĂ©versement massif a contaminĂ© une superficie estimĂ©e Ă 350 kmÂČ, affectant durablement les Ă©cosystĂšmes aquatiques et terrestres de la rĂ©gion. Le diesel, trĂšs toxique, persiste dans lâeau froide et les sĂ©diments, menaçant la faune, la flore et la santĂ© des populations locales.

CrĂ©dit : Irina YARINSKAYA / AFP – RTL
Face Ă lâampleur de la catastrophe, le prĂ©sident Vladimir Poutine a dĂ©crĂ©tĂ© lâĂ©tat dâurgence fĂ©dĂ©ral et ordonnĂ© une rĂ©ponse rapide. Trois responsables de la centrale ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s, et Nornickel a Ă©tĂ© condamnĂ©e Ă une amende record de 1,6 milliard dâeuros, la plus importante jamais infligĂ©e en Russie pour des dommages environnementaux. Les opĂ©rations de nettoyage, rendues extrĂȘmement difficiles par lâabsence de routes et les conditions climatiques, devraient durer des annĂ©es, voire des dĂ©cennies. Les consĂ©quences Ă©cologiques, Ă©conomiques et sociales sont considĂ©rables, et la catastrophe a servi de signal dâalarme mondial sur les risques industriels dans lâArctique, oĂč la fonte du permafrost menace lâintĂ©gritĂ© de nombreuses infrastructures.
Les défis futurs en Arctique
Norilsk incarne Ă la fois la puissance et la fragilitĂ© de lâindustrialisation en Arctique. Si elle demeure un pĂŽle Ă©conomique majeur, la ville paie un tribut Ă©cologique et humain immense. La catastrophe de 2020 a mis en lumiĂšre la nĂ©cessitĂ© dâune gestion plus responsable et dâune adaptation urgente aux bouleversements climatiques qui fragilisent toute la rĂ©gion. Ă Norilsk, la vie continue, portĂ©e par la rĂ©silience et la solidaritĂ© de ses habitants, mais lâombre de la pollution et du changement climatique plane plus que jamais sur lâavenir de la citĂ© polaire. Ce drame rappelle que le dĂ©veloppement industriel, sâil nâest pas maĂźtrisĂ©, peut transformer les terres les plus reculĂ©es de la planĂšte en zones sinistrĂ©es, et que lâArctique, loin dâĂȘtre un espace vierge, est aujourdâhui au cĆur des enjeux Ă©cologiques mondiaux.
Illustration: Korilsk en SibĂ©rie – Pavel Kouzmitchev