Carmine Crocco

CARMINE CROCCO : ENTRE BANDIT DE GRAND CHEMIN ET HÉROS POPULAIRE 📆 18 juin 1905

Le 18 juin 1905, Carmine Crocco rend son dernier souffle dans la prison de Portoferraio, sur l’üle d’Elbe, loin de sa Basilicate natale. Ce dĂ©cĂšs clĂŽt l’existence mouvementĂ©e d’un homme qui a longtemps incarnĂ© la rĂ©volte, la violence et l’espoir des plus humbles du sud de l’Italie. Jusqu’à la fin, Crocco reste une figure controversĂ©e, oscillant entre la lĂ©gende noire du bandit sanguinaire et celle du justicier populaire, symbole d’une Ă©poque troublĂ©e oĂč l’Italie cherche Ă  se forger une identitĂ© nationale.

Une enfance entre misĂšre et injustice

Carmine Crocco voit le jour en 1830 Ă  Rionero in Vulture, au cƓur d’une famille paysanne pauvre de la Basilicate. DĂšs son plus jeune Ăąge, il est confrontĂ© Ă  la rudesse de la vie rurale et Ă  l’injustice sociale : un notable local frappe violemment sa mĂšre enceinte, causant la perte de l’enfant qu’elle portait ; son pĂšre, cherchant Ă  la venger, est emprisonnĂ© pour tentative de meurtre ; la famille plonge alors dans une profonde dĂ©tresse.

Cette expĂ©rience forge en lui un profond sentiment de rĂ©volte contre l’ordre Ă©tabli et nourrit sa dĂ©fiance envers les puissants. Crocco grandit dans un environnement oĂč la survie impose de travailler trĂšs tĂŽt, oĂč la misĂšre est omniprĂ©sente, et oĂč l’espoir d’une vie meilleure semble inaccessible pour les paysans du Mezzogiorno.

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Du soldat au brigand

À l’ñge adulte, Crocco s’engage comme soldat dans l’armĂ©e des Bourbons, oĂč il acquiert discipline et savoir-faire militaire. Mais son destin bascule rapidement : il dĂ©serte, se retrouve impliquĂ© dans des affaires criminelles, puis s’évade du bagne aprĂšs une condamnation.

Un temps, il rejoint les rangs de Garibaldi lors de l’expĂ©dition des Mille, espĂ©rant que l’unitĂ© italienne apportera justice et reconnaissance aux humbles. Déçu par le nouveau pouvoir, qui ne tient pas ses promesses et laisse perdurer la misĂšre, il se tourne vers la cause lĂ©gitimiste et devient chef de bande, dĂ©terminĂ© Ă  lutter contre un État qu’il juge oppresseur et indiffĂ©rent au sort des siens.

L’Italie Ă  l’époque

L’Italie du milieu du XIXe siĂšcle est une mosaĂŻque de royaumes et d’États, marquĂ©e par de profondes inĂ©galitĂ©s et des tensions sociales exacerbĂ©es. Le processus d’unification, le Risorgimento, bouleverse l’ordre ancien : le royaume des Deux-Siciles, auquel appartient la Basilicate, est annexĂ© par le nouveau royaume d’Italie, dominĂ© par la monarchie piĂ©montaise et la bourgeoisie du Nord.

Les Ă©lites du Sud, tout comme les masses paysannes, se sentent trahies par l’absence de rĂ©formes sociales promises, notamment la rĂ©forme agraire, et par la confiscation des terres communales au profit des riches propriĂ©taires et des nouveaux venus du Nord. La misĂšre s’aggrave : la moitiĂ© des communes mĂ©ridionales voient leurs habitants dormir dans les Ă©tables, le pain devient un luxe, l’analphabĂ©tisme atteint des sommets et l’émigration explose. Dans ce contexte, de larges pans de la population refusent l’autoritĂ© du nouvel État, perçu comme Ă©tranger et oppresseur.

Le brigandage post-unitaire, loin d’ĂȘtre un simple phĂ©nomĂšne criminel, prend alors la forme d’une vĂ©ritable rĂ©volte populaire, voire d’une guerre civile, contre la centralisation, la fiscalitĂ© Ă©crasante et la perte des droits coutumiers des paysans. Crocco, comme d’autres chefs de bande, incarne cette rĂ©sistance armĂ©e : il devient le porte-voix d’une population qui se sent abandonnĂ©e et humiliĂ©e, tout en Ă©tant soutenu par certains notables royalistes et une partie du clergĂ©.

La bande de Crocco

À la tĂȘte de plus de 2 000 hommes, Crocco dirige l’une des bandes les plus redoutĂ©es du brigandage post-unitaire. Son groupe rassemble des dĂ©serteurs, d’anciens soldats, des paysans rĂ©voltĂ©s et des criminels, tous unis par la misĂšre et le rejet du nouvel État italien.

OrganisĂ©e comme une vĂ©ritable armĂ©e de guĂ©rilla, la bande impose une discipline stricte, adopte une structure hiĂ©rarchique et mĂšne des actions spectaculaires dans la Basilicate et au-delĂ . Crocco s’entoure de lieutenants fidĂšles et redoutĂ©s, comme Ninco Nanco ou Giuseppe Caruso, et bĂ©nĂ©ficie du soutien de nombreuses familles rurales qui voient en lui un dĂ©fenseur des opprimĂ©s.

Actions et résistances

Entre 1861 et 1864, Crocco et ses hommes occupent des villes, dĂ©fient l’armĂ©e italienne, pillent, redistribuent une partie du butin aux pauvres et instaurent leur propre justice expĂ©ditive. Ils s’emparent de places fortes, organisent des tribunaux populaires, exĂ©cutent des adversaires politiques et s’en prennent aux partisans de l’unification.

Leur lutte mĂȘle guĂ©rilla, rĂ©volte sociale et actes de banditisme, mais elle incarne aussi la volontĂ© de dĂ©fendre les laissĂ©s-pour-compte du Sud dans une Italie en pleine mutation. La popularitĂ© de Crocco grandit Ă  mesure qu’il dĂ©fie l’autoritĂ© du nouveau royaume et qu’il incarne la vengeance des humiliĂ©s.

Trahison et arrestation

À partir de 1863, la rĂ©pression s’intensifie : l’armĂ©e italienne mobilise des milliers d’hommes, la population, Ă©puisĂ©e par les violences, se dĂ©tourne des brigands, et plusieurs lieutenants de Crocco sont tuĂ©s ou capturĂ©s.

Trahi par ses proches, Crocco tente de fuir, mais il est arrĂȘtĂ© en 1864 par la gendarmerie papale, puis livrĂ© aux autoritĂ©s italiennes. JugĂ© Ă  Potenza, il est condamnĂ© Ă  mort, mais sa peine est commuĂ©e en rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©. Il termine sa vie en prison, oĂč il rĂ©dige ses mĂ©moires, devenues une source prĂ©cieuse pour les historiens du brigandage et de la question mĂ©ridionale.

Bandit ou hĂ©ros ?

Longtemps, l’histoire officielle prĂ©sente Crocco comme un simple criminel, chef de bandits de grand chemin, responsable de pillages et d’exactions.

Mais Ă  partir des annĂ©es 1950, les historiens réévaluent son rĂŽle : influencĂ©s par les courants marxistes et le concept de « bandit social », ils voient en lui le symbole d’une rĂ©sistance paysanne contre l’injustice et la domination du Nord industriel. Les tĂ©moignages, les mĂ©moires de Crocco et les recherches rĂ©centes nuancent son image : il apparaĂźt Ă  la fois comme un homme brisĂ© par la misĂšre, un justicier populaire et un acteur clĂ© des luttes sociales du Mezzogiorno.

Aujourd’hui, Carmine Crocco demeure une figure ambivalente, oscillant entre la lĂ©gende noire du bandit sanguinaire et celle du hĂ©ros des opprimĂ©s. Son histoire continue d’alimenter les dĂ©bats sur la mĂ©moire, l’identitĂ© et les fractures sociales de l’Italie contemporaine.


Illustration: Photo Wikipédia modifiée par IA (Sora)