Dans la nuit du 30 mai 1921, un incident en apparence banal dans un ascenseur de Tulsa, Oklahoma, allait devenir le point de départ de l’un des épisodes les plus tragiques et longtemps occultés de l’histoire américaine. L’arrestation d’un jeune Noir, accusé à tort d’agression, met le feu aux poudres dans une ville déjà marquée par les tensions raciales. En quelques heures, la prospérité du quartier noir de Greenwood s’effondre sous la violence et la haine, laissant des milliers de victimes et une cicatrice profonde dans la mémoire collective.
Sommaire
Un quartier noir prospère au cœur de la ségrégation
Au début du XXᵉ siècle, Tulsa est une ville en plein essor, mais profondément divisée par la ségrégation raciale. Les lois Jim Crow, appliquées dans tout le Sud des États-Unis, imposent une stricte séparation entre Noirs et Blancs dans tous les aspects de la vie quotidienne : écoles, logements, transports, lieux publics. Dans ce contexte, le quartier de Greenwood se distingue par son dynamisme et sa prospérité. Surnommé le « Black Wall Street », Greenwood abrite une communauté afro-américaine florissante, avec des banques, des cabinets médicaux, des écoles, des restaurants et plus de 600 entreprises détenues par des Noirs. Cette réussite économique suscite l’admiration, mais aussi la jalousie et le ressentiment de la population blanche voisine, dans un climat d’inégalités et de tensions raciales exacerbées.
L’étincelle avec l’affaire Dick Rowland
Le 30 mai 1921, Dick Rowland, un jeune cireur de chaussures noir de 19 ans, entre dans l’ascenseur du Drexel Building, où travaille Sarah Page, une opératrice blanche de 17 ans. Selon les témoignages, Rowland aurait trébuché et, pour se retenir, aurait touché le bras de la jeune femme, qui pousse un cri de surprise. Un témoin blanc assiste à la scène et alerte la police, qui arrête Rowland pour agression présumée. La presse locale, notamment le Tulsa Tribune, s’empare de l’affaire et publie un article incendiaire, attisant les rumeurs de lynchage. Rapidement, une foule blanche se rassemble devant le tribunal pour exiger la mort de Rowland. En réaction, des membres de la communauté noire, conscients des risques de lynchage fréquents à l’époque, se mobilisent pour protéger le jeune homme, armés et déterminés à empêcher une injustice.
L’explosion de violence
La tension atteint son paroxysme dans la nuit du 31 mai au 1ᵉʳ juin 1921. Alors que la foule blanche grossit devant le tribunal, une altercation éclate avec les défenseurs noirs de Rowland. Un coup de feu retentit, déclenchant une vague de violence incontrôlable. Les émeutiers blancs, parfois armés et assermentés par les autorités locales, se ruent sur le quartier de Greenwood. Pendant plus de 24 heures, ils pillent, incendient et détruisent méthodiquement plus de 1 200 maisons, commerces, églises et hôpitaux. Des avions privés, utilisés pour la première fois dans une attaque contre une population civile américaine, larguent des bombes incendiaires artisanales sur le quartier. Les habitants noirs, pris au piège, fuient ou sont arrêtés, tandis que la police et la Garde nationale tardent à intervenir, laissant la violence se déchaîner. Le bilan est effroyable : entre 100 et 300 morts, des milliers de blessés, plus de 8 000 personnes sans abri et le quartier de Greenwood quasiment anéanti.

Après le massacre, le silence et l’oubli
Au lendemain du massacre, la communauté noire de Tulsa se retrouve dévastée et abandonnée. Les victimes blanches, peu nombreuses, sont principalement recensées lors des premiers affrontements armés autour du tribunal. La grande majorité des morts, des blessés et des personnes déplacées sont noires. Les survivants, privés de leurs biens et de leurs moyens de subsistance, sont parqués dans des camps d’internement improvisés. Les autorités locales refusent d’apporter une aide significative à la reconstruction, et aucun responsable blanc n’est poursuivi en justice. Pire encore, le massacre est rapidement effacé de la mémoire collective : la presse locale minimise les faits, les archives sont détruites ou dissimulées, et l’événement disparaît des livres d’histoire pendant des décennies. Les familles touchées vivent dans le silence et la peur, tandis que la communauté de Greenwood tente, tant bien que mal, de se reconstruire sans soutien extérieur.
La quête de justice, 75 ans après
Il faut attendre 1996, soit 75 ans après les faits, pour que l’État d’Oklahoma crée une commission d’enquête officielle sur le massacre de Tulsa. La « Commission du massacre de Tulsa » rassemble historiens, juristes et survivants pour faire la lumière sur les événements et leurs conséquences. Le rapport final, publié en 2001, confirme l’ampleur du désastre : plus de 35 pâtés de maisons détruits, jusqu’à 300 morts, une participation active des autorités locales à la violence et une absence totale de justice pour les victimes. La commission recommande des réparations, notamment des compensations financières pour les survivants et leurs descendants, la création de bourses d’études, la construction d’un mémorial et la recherche des fosses communes pour identifier les victimes. Malgré ces recommandations, les mesures concrètes restent limitées : aucune indemnisation directe n’est versée, et la reconnaissance officielle ne se traduit pas par une réelle réparation pour la communauté de Greenwood.
Un devoir de mémoire
Le massacre de Tulsa est aujourd’hui reconnu comme l’un des pires crimes raciaux de l’histoire des États-Unis, et un symbole des conséquences dévastatrices de la ségrégation et du racisme institutionnalisé. Depuis la publication du rapport de la commission, des initiatives de mémoire et de justice voient le jour : musées, documentaires, expositions et commémorations contribuent à réhabiliter la mémoire de Greenwood et de ses habitants. Des débats persistent sur la nécessité de réparations et de justice pour les descendants des victimes. Le devoir de mémoire s’impose pour que cette tragédie, longtemps occultée, serve d’avertissement contre l’oubli et l’indifférence, et inspire la lutte contre toutes les formes de discrimination.
Que devient Dick Rowland ?
Après son arrestation et les émeutes, Dick Rowland est protégé par le shérif, qui refuse de le livrer à la foule. Une fois la violence retombée, les charges contre lui sont abandonnées, notamment parce que Sarah Page, la jeune femme impliquée dans l’incident, refuse de porter plainte. Rowland est alors discrètement libéré et quitte Tulsa, probablement aidé par les autorités pour sa sécurité. Par la suite, il disparaît des archives publiques, et son destin reste entouré de mystère. Selon certains témoignages, il aurait vécu ailleurs aux États-Unis et serait décédé dans les années 1960 ou 1970, mais aucune trace officielle ne permet de confirmer précisément ce qu’il est devenu.
Illustration: Le massacre de Tulsa, représenté dans la série « Watchmen ». – HBO