Le 11 mars 1641, les Guaranis des missions jésuites remportent une victoire décisive contre les Bandeirantes portugais lors de la bataille de Mbororé, près de l’actuelle commune de Panambí dans la province de Misiones en Argentine.
La bataille de Mbororé oppose les Guaranis, organisés et armés par les jésuites, aux Bandeirantes, explorateurs et aventuriers portugais basés à São Paulo. Cette confrontation survient après des années de raids esclavagistes menés par les Bandeirantes contre les missions jésuites. Entre 1628 et 1631, les chefs bandeirantes Raposo Tavares, Manuel Preto et Antonio Pires et leurs troupes frappent périodiquement les réductions du Guairá, capturant des milliers de Guaranis qui sont ensuite vendus aux enchères à São Paulo. Face à une nouvelle incursion massive comprenant 300 Hollandais, Portugais et mamelucos armés de fusils et d’arquebuses, accompagnés de 600 à 6000 Tupis, une armée de 4200 Guaranis s’organise sous la direction du père provincial Diego de Boroa. Les Guaranis sont équipés d’armes diverses : pierres, arquebuses, arcs et flèches, sabres, boucliers et même des canons en bois de tacuara fourrés de cuir. Le 11 mars 1641, soixante pirogues guaranies équipées de 57 arquebuses et mousquets attendent dans l’arroyo Mbororé, tandis que des milliers de combattants sont positionnés sur la terre ferme en appui. L’affrontement tourne rapidement à l’avantage des Guaranis. Les Bandeirantes tentent de se retrancher à Acaraguá, mais sont assiégés du 11 au 16 mars. Cette victoire marque un coup d’arrêt à l’hégémonie des Bandeirantes sur les missions jésuites.
Les protagonistes
Avant l’arrivée des Européens, les Guaranis sont un peuple autochtone d’Amérique du Sud vivant principalement dans les régions correspondant aujourd’hui au Paraguay, au sud du Brésil et aux zones adjacentes. Leur histoire remonte à environ 200 ans avant notre ère, lorsque les tribus Tupi-Guarani commencent à migrer vers le sud depuis la région centrale de l’Amazonie. Dans leur langue, le nom Guarani signifie « guerrier ». Ils mènent un mode de vie semi-nomade, établissant des villages pour environ trois ans avant de se déplacer lorsque le sol devient infertile. Leur habitat consiste en huttes en bois recouvertes de feuilles de palmier, disposées autour d’une place centrale. Leur société est organisée en petits villages autonomes gouvernés par des chefs locaux appelés mburuvicha. Ils vivent principalement de la chasse, de la pêche et de l’agriculture, se nourrissant de légumes, de manioc, de gibier et de miel. Leur spiritualité est caractérisée par un profond respect de la nature et des esprits ancestraux. Leur démographie lors de la première rencontre avec les Européens est estimée à environ 400 000 habitants.
Les jésuites appartiennent à la Compagnie de Jésus, un ordre religieux catholique fondé par Saint Ignace de Loyola. Au 17ème siècle, leur mission en Amérique du Sud est centrée sur l’évangélisation des populations autochtones tout en les protégeant de l’exploitation coloniale. Ils fondent leur première « réduction » à Loreto en 1609, suivie rapidement par une seconde nommée Saint-Ignace. Le terme « réduction » vient du latin « reducere » (regrouper) et évoque à la fois la sédentarisation dans une concentration urbaine et la soumission à l’Église. Des ordonnances royales (Real Cedula) donnent une base légale aux entreprises jésuites au Paraguay, précisant que les Indiens ne doivent pas être conquis par la force mais gagnés par l’enseignement, que les Indiens convertis ne peuvent être réduits en esclavage et qu’ils doivent être « aussi libres que les Espagnols ». Dans ces établissements, les jésuites offrent aux Guaranis une structure sociale organisée, l’éducation, un ordre politique et une protection contre l’esclavage et l’exploitation par les colons européens. Les jésuites remarquent les convergences entre le message évangélique qu’ils apportent et les croyances guaranis, notamment les prophéties des karaï concernant la fin du monde et la migration vers « la terre sans mal ».
Les Bandeirantes sont des explorateurs et aventuriers qui, à partir du XVIIe siècle, pénètrent à l’intérieur du Brésil à la recherche de richesses minières et d’indigènes à réduire en esclavage. Le terme « bandeirante » signifie étymologiquement « l’homme qui suit un drapeau », en référence aux bannières distinctives (« bandeiras ») qui précèdent leurs expéditions. Principalement basés à São Paulo (d’où leur surnom de « Paulistas »), ils sont souvent d’origine métisse, descendants de Portugais et d’indigènes. Leurs expéditions, appelées « bandeiras » lorsqu’elles sont d’ordre privé ou « entradas » quand elles sont d’origine officielle, ont pour objectifs la capture d’indigènes pour l’esclavage, la recherche de métaux précieux et l’expansion du territoire portugais au-delà des limites fixées par le traité de Tordesillas. Entre 1628 et 1632, ils détruisent les missions du Guayrá (aujourd’hui province de Paraná au Brésil) et capturent environ 60 000 indigènes.
Par la suite…
Malgré leurs méthodes brutales, les Bandeirantes jouent un rôle crucial dans l’histoire du Brésil. Ils sont les principaux artisans de la conquête de l’intérieur du pays, étendant les frontières du Brésil bien au-delà des limites définies par le traité de Tordesillas. À la fin du XVIIe siècle, ils découvrent de l’or dans la région de Minas Gerais, ce qui provoque une ruée vers l’or et une croissance spectaculaire de la population brésilienne au XVIIIe siècle. Leurs explorations permettent au Portugal d’étendre son contrôle sur un vaste territoire qui englobe aujourd’hui plusieurs états brésiliens. Le Traité des limites entre le Portugal et l’Espagne en 1750 marque la fin des missions jésuites mais confirme les gains territoriaux obtenus grâce aux incursions des Bandeirantes.
À l’apogée des missions jésuites, dans la première moitié du 18ème siècle, environ 140 000 Indiens catholiques vivent dans une trentaine de missions. Dans chaque mission, quelques prêtres jésuites supervisent l’organisation de milliers de Guaranis (jusqu’à 4000 personnes) selon un modèle social avancé pour l’époque. Les missions sont construites selon un plan géométrique précis : une large place centrale avec une croix et une statue du saint patron, les bâtiments principaux (église, cimetière, école) d’un côté, les habitations sur les trois autres côtés. La journée de travail est de seulement 6 heures (contre 12 à 14 heures en Europe à la même époque). Le temps libre est consacré à la musique, la danse, les concours de tir à l’arc et la prière. La société guaranie est entièrement alphabétisée, une première mondiale à l’époque. Les missions développent également leurs capacités militaires pour se défendre contre les attaques des bandeirantes. En 1732, au moment de leur plus grande prospérité, les missions guaranies sont gardées par une armée bien entraînée et bien équipée de 7 000 Guaranis.
Aujourd’hui, les Guaranis continuent de lutter pour leurs terres ancestrales. Au Brésil, ils sont environ 51 000 répartis dans sept états, divisés en trois groupes principaux. Ils sont contraints de vivre sur de petites parcelles de terre entourées de ranchs et de fermes, dans des réserves surpeuplées où la déforestation a rendu impossible la chasse et la pêche. Le cacique Inacio Martins, du peuple ava-guarani qui vit au village Mangaratu dans l’État brésilien du Parana, déplore : « Nous avons besoin de terres arables. Nous savons cultiver la terre, mais ici, il n’y a que des cailloux ». La faim et le chômage sont des problèmes graves dans ces communautés. La démarcation de terres indigènes au Brésil est souvent au point mort, les propriétaires terriens de la région offrant de moins en moins de travail aux Guaranis dans leurs fermes. Malgré ces défis, les Guaranis sont encore présents en Argentine, en Bolivie, au Brésil et au Paraguay. Ils continuent à parler leur langue et n’ont pas abandonné l’économie de réciprocité. Ils sont actuellement quelques 200 000, mais beaucoup d’entre eux, chassés de leur forêt pour laisser la place aux cultivateurs de soja transgénique, restent au bord des routes. Comme le souligne le jésuite Bartomeu Melià : « Ils ne désespèrent pas ; ils luttent pour récupérer leurs territoires ».