En ce jour du 13 mars 1846, un événement tragique se déroule dans le comté de Galway en Irlande : l’expulsion forcée de 300 habitants du village de Ballinglass, malgré leur capacité à payer leur loyer.
L’Irlande des années 1840 traverse une période particulièrement sombre. Depuis l’Acte d’Union de 1800, elle fait partie intégrante du Royaume-Uni, gouvernée directement par le Parlement de Londres. La majeure partie des terres irlandaises appartient à de grands propriétaires britanniques, généralement protestants, tandis que les paysans irlandais sont réduits au rang de simples locataires. Ces derniers produisent des céréales, des pommes de terre et du bétail, mais seules les pommes de terre restent comme nourriture pour leur subsistance, le reste servant à payer le loyer ou étant exporté vers la Grande-Bretagne. Malheureusement, depuis 1845, un champignon, le mildiou (*Phytophthora infestans*), attaque les cultures de pommes de terre, plongeant l’Irlande dans une famine catastrophique. Malgré cette situation désastreuse, les exportations de nourriture vers l’Angleterre continuent, et les paysans incapables de payer leur loyer sont expulsés par dizaines de milliers.
L’incident de Ballinglass (Eachtra Bhaile an Leasa en irlandais) se distingue des autres expulsions de l’époque par sa brutalité et son caractère injustifié. Le village de Ballinglass compte 67 maisons solides et bien entretenues, abritant environ 300 personnes. Contrairement à d’autres cas d’expulsions, les habitants sont relativement aisés et parfaitement capables de payer leur loyer. Certains tentent même activement de le faire, mais la propriétaire, Mme Gerrard, refuse systématiquement de l’accepter. Le 13 mars 1846, tôt le matin, une opération quasi militaire est lancée : 12 charrettes transportant chacune quatre hommes équipés de pioches, de pelles et de barres à mine, accompagnés par un important détachement du 49e régiment d’infanterie commandé par le capitaine Browne et de nombreux policiers, arrivent au village. Malgré les protestations véhémentes des habitants qui brandissent leur argent du loyer, les soldats et la police commencent à démolir systématiquement leurs maisons. La scène est apocalyptique : des femmes s’accrochant aux montants des portes d’où elles sont arrachées par les huissiers, des hommes qui maudissent, des enfants qui hurlent de peur, des chiens qui aboient contre les envahisseurs. À la fin de la journée, toutes les maisons sont détruites.
Marcella Netterville Gerrard est une riche propriétaire terrienne britannique, considérée comme « la femme la plus riche d’Irlande ». Née en 1777, elle hérite du domaine Netterville près de Mount Bellew, dans le comté de Galway, suite au décès prématuré de ses frères et sœurs aînés. À 45 ans, elle épouse John Gerrard, un éleveur prospère du comté de Meath. Bien que mariée, elle gère ses propriétés indépendamment de son mari. Le couple possède environ 15 000 acres de terres, dont 7 000 appartiennent à Marcella. Connue comme « la plus grande exterminatrice de paysans du pays », elle aurait expulsé jusqu’à un millier de familles au fil du temps. Les Gerrard ont une « manie incontrôlable » de convertir les terres habitées en pâturages pour l’élevage bovin, approvisionnant largement les marchés de Dublin et Liverpool. L’arrangement locatif à Ballinglass est typique des maux du système des propriétaires terriens dans l’Irlande pré-Famine : en 1827, les Gerrard louent leur terre à trente locataires mais permettent ensuite à l’un d’eux, « Wealthy Tom » Gavin, de devenir l’intermédiaire qui paie tout le loyer aux Gerrard, les autres devenant ses sous-locataires. En 1842, Gavin s’enfuit en laissant des arriérés de loyer de 40 £. Les sous-locataires offrent alors de payer leurs loyers directement aux Gerrard, mais ces derniers refusent d’accepter l’argent et utilisent des subterfuges juridiques pour obtenir un ordre d’expulsion exécutoire.
Après leur expulsion, les habitants de Ballinglass connaissent un sort tragique. La première nuit, ils tentent de s’abriter dans les ruines de leurs maisons, construisant des abris de fortune avec les matériaux qu’ils peuvent récupérer. Mais dès le lendemain, les forces de l’ordre reviennent pour les chasser définitivement, détruisant même les fondations des maisons et renversant tous les vestiges de murs qui restent. Mme Gerrard ordonne à ses autres locataires dans le district de refuser tout abri aux sans-abri de Ballinglass. Bien que cet ordre soit parfois désobéi, la majorité des victimes sont contraintes de s’entasser dans les fossés le long de la route menant à Mount Bellew. À la fin du mois de mars 1846, certains expulsés se trouvent à Mount Bellew même et dans d’autres villages locaux. Un an plus tard, certains sont encore dans la région mais dans un état pitoyable. Le 18 avril 1847, Pat Gibbons, « qui était l’un des locataires expulsés par Mme Gerrard » et « qui avait beaucoup souffert d’une grave privation », meurt sur la route à un mile et demi de Mount Bellew. Son corps reste au bord de la route pendant plus d’une journée car personne ne veut fournir un cercueil. D’autres personnes et familles finissent dans un état similaire, luttant pour leur survie et forcées d’entrer dans les workhouses (maisons de travail), où beaucoup meurent. La plupart des familles qui survivent sont contraintes soit d’émigrer, soit d’envoyer des membres en Angleterre pour des travaux saisonniers. L’impact démographique est dévastateur : la population du townland de Ballinglass passe de 363 habitants en 1841 à seulement 4 en 1851.
L’incident de Ballinglass reçoit une large publicité et provoque l’indignation tant en Irlande qu’en Grande-Bretagne. Même le Times de Londres, rarement favorable aux droits irlandais, s’élève contre cette injustice particulière. Le Roscommon Journal rapporte l’événement dès le lendemain sous le titre « Terrible extermination des locataires ». Lord Londonderry mène personnellement une enquête et confirme la véracité des faits dans une déclaration à la Chambre des Lords le 30 mars 1846, précisant que « ces malheureux avaient leur loyer déjà prêt ». Le colonel McGregor, envoyé par le Belfast Newsletter pour enquêter, rapporte que l’histoire est « parfaitement correcte et le nombre de personnes dépossédées n’est nullement exagéré ». L’expulsion de tout le village est considérée comme un tel outrage qu’elle est condamnée même par d’autres propriétaires terriens locaux. John Gerrard tente de se défendre dans une lettre au Roscommon Journal, affirmant avoir aidé certains locataires à déménager et avoir traité les expulsés avec gentillesse, mais The Times qualifie sa défense de preuve d’une « indifférence sublime aux considérations sociales dont seul un propriétaire irlandais est capable ».
Malgré le scandale et les condamnations, Mme Gerrard ne subit aucune conséquence légale pour ses actions. L’ordre d’expulsion n’est jamais annulé. Elle continue à gérer ses vastes propriétés jusqu’à sa mort en 1865, à l’âge de 88 ans. Elle meurt intestat, laissant une fortune personnelle estimée à 300 000 livres sterling, une somme colossale pour l’époque. Son domaine du comté de Galway passe finalement aux descendants des trois sœurs d’Edmond Netterville. L’héritage de cette tragédie perdure cependant : en 2011, un monument commémoratif impressionnant en forme de chaumière effondrée est érigé à Ballinglass, sur lequel sont gravés les noms des personnes expulsées. Des descendants des expulsés, dispersés à travers le monde jusqu’en Australie-Méridionale, sont retrouvés et certains assistent à la cérémonie d’inauguration. L’incident de Ballinglass reste dans l’histoire comme l’un des symboles les plus poignants de l’injustice et de la cruauté qui ont caractérisé la période de la Grande Famine irlandaise.
Les causes de la Grande Famine irlandaise
La Grande Famine irlandaise (1845-1852) est causée par plusieurs facteurs interconnectés. Le déclencheur principal est le mildiou de la pomme de terre, une maladie provoquée par Phytophthora infestans, un oomycète (souvent confondu avec un champignon mais en réalité plus proche des algues). Ce parasite, originaire du Mexique, arrive en Irlande en 1845. Le mildiou se manifeste d’abord par des taches noires sur les feuilles des plants de pomme de terre, puis se propage aux tubercules qui deviennent une « masse noirâtre de pourriture » quelques jours après leur récolte. Dans les conditions humides et fraîches de l’Irlande, le parasite prolifère rapidement, ses spores étant transportées par le vent et la pluie.
Cette catastrophe naturelle est aggravée par plusieurs facteurs socio-économiques et politiques. La population irlandaise dépend excessivement de la pomme de terre – environ la moitié des Irlandais en font leur unique source de nourriture. Cette dépendance s’explique par le fait qu’un seul acre de pommes de terre peut nourrir une famille entière pendant un an et produire trois fois plus de nourriture que des céréales sur la même surface.
Le contexte colonial britannique joue également un rôle crucial. Le système foncier inégalitaire avec des propriétaires anglo-irlandais souvent absents, l’interdiction pour les catholiques irlandais d’acheter des terres, et la politique économique de « laissez-faire » du gouvernement britannique aggravent considérablement la situation. Malgré la famine, l’exportation de céréales et de bétail vers l’Angleterre continue. Les mesures d’aide britanniques se révèlent inadéquates : l’abrogation des « Corn Laws » (lois sur les céréales) en 1846 n’a pas d’effet significatif car les Irlandais n’ont pas les moyens d’acheter des céréales importées.
La famine entraîne non seulement des décès par malnutrition, mais aussi par maladies associées comme le choléra, la dysenterie, le scorbut, le typhus et les infestations de poux, les personnes affaiblies étant particulièrement vulnérables aux infections. Au total, environ un million d’Irlandais meurent et deux millions émigrent, réduisant la population du pays de 20 à 25%.
Photo: Expulsion en Irlande autour de 1879 (Land War). – Wikipédia