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LE TOUT DÉBUT DU NUCLÉAIRE CIVIL FRANÇAIS 📆 15 décembre 1948

Atomistes français devant le pupitre de contrôle de Zoé

Le 15 décembre 1948, à 12h12 précises, la pile Zoé diverge pour la première fois au fort de Châtillon, à Fontenay-aux-Roses, dans la proche banlieue parisienne. Autour d’elle, dans un bâtiment encore marqué par les improvisations de l’après-guerre, une petite équipe de physiciens, d’ingénieurs et de techniciens suit en silence la montée des instruments de mesure. La France entre alors dans le club très fermé des nations capables de maîtriser une réaction en chaîne auto-entretenue, ouvrant la voie à un programme nucléaire civil autonome.

Une prouesse après-guerre fulgurante

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le pays est exsangue, les infrastructures sont détruites et les priorités se concentrent sur la reconstruction, mais la volonté politique de disposer d’une énergie et d’une recherche indépendantes est déjà très forte. Le général de Gaulle fait créer le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en octobre 1945 et confie à Frédéric Joliot-Curie, auréolé de son prix Nobel, la mission de rattraper le retard accumulé sur les États-Unis et le Royaume-Uni.

Joliot-Curie s’entoure alors d’une équipe de haut niveau – Lew Kowarski revenu du Canada, Bertrand Goldschmidt, Francis Perrin, Jules Horowitz et d’autres – qui apporte l’expérience acquise sur les premiers dispositifs canadiens comme ZEEP et sur les travaux d’avant-guerre du groupe de Paris. En parallèle, la France dispose déjà de certains atouts : des stocks d’uranium issus de ses possessions minières et de l’eau lourde récupérée ou obtenue par accords, notamment dans le sillage des productions norvégiennes, ce qui évite de partir de zéro pour le combustible et le modérateur.

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Le fort de Châtillon, réquisitionné en 1946, se transforme progressivement en laboratoire improvisé, où l’on installe ateliers, usines pilotes et équipements de radioprotection rudimentaires. L’usine du Bouchet, non loin de là, fabrique l’oxyde d’uranium et prépare les éléments combustibles, pendant que les ingénieurs du CEA conçoivent une pile volontairement simple, de puissance presque nulle, afin de réduire les besoins en refroidissement et en protections complexes.

Cette stratégie de modestie technique, alliée à une détermination politique rare, permet de boucler la conception, la construction et les essais de Zoé en un peu plus de quinze mois entre le début de 1947 et la divergence de décembre 1948, dans un pays pourtant soumis au rationnement et à des contraintes financières sévères.

Divergence et premiers résultats

Dans ce contexte, “diverger” signifie que la pile atteint la criticité : chaque fission de noyau d’uranium engendre suffisamment de neutrons pour entretenir et amplifier la réaction en chaîne au lieu de la laisser s’éteindre. Lorsque le facteur de multiplication effectif k dépasse 1, le flux de neutrons augmente progressivement, et toute l’attention des opérateurs se concentre sur les barres de contrôle, qui absorbent les neutrons excédentaires pour stabiliser la puissance à un niveau sûr.

Le 15 décembre 1948, les équipes du CEA suivent pas à pas cette montée vers la criticité, en ajustant lentement les barres pour amener Zoé à diverger sans emballement, transformant un assemblage de métal, de béton et d’eau lourde en une source contrôlée de neutrons. Dès sa mise en service, malgré sa faible puissance, la pile produit des radio-isotopes destinés à la recherche biologique et médicale, offrant aux hôpitaux et laboratoires français des sources jusque-là importées en petite quantité.

En outre, Zoé permet d’obtenir, dès 1949, les premiers milligrammes de plutonium français à l’usine du Bouchet, un jalon symbolique qui montre que la France maîtrise désormais toute la chaîne allant de la réaction de fission à la production de nouveaux éléments lourds. Le terme de “pile atomique” garde alors son sens d’origine : un empilement de blocs modérateurs et de combustibles, sans l’apparat industriel d’une centrale, mais avec déjà tous les principes physiques d’un réacteur nucléaire moderne.

Une longue carrière scientifique

Les premières années, Zoé fonctionne à très faible puissance, principalement comme outil de recherche en neutronique et comme source de neutrons et de radio-isotopes. Au fil du temps, les ingénieurs du CEA décident de renforcer ses performances : au début des années 1950, l’oxyde d’uranium est progressivement remplacé par de l’uranium métallique, ce qui augmente la densité de combustible et permet de relever la puissance.

En 1953, la pile atteint environ 150 kW grâce à ce nouveau combustible et à un système de refroidissement plus efficace, tout en conservant l’eau lourde comme modérateur, et prend alors la désignation officielle EL1, pour “Eau Lourde 1”. Zoé-EL1 devient un véritable banc d’essai pour les physiciens et ingénieurs, qui y étudient le comportement des matériaux, les flux neutroniques, et forment des générations entières de spécialistes du nucléaire de recherche et de puissance.

Cette longue carrière scientifique se poursuit jusqu’au milieu des années 1970 : la pile est finalement arrêtée en 1976, après près de trois décennies d’exploitation, à un moment où la France dispose déjà d’un parc de réacteurs de recherche et de puissance beaucoup plus avancés. L’année suivante, en 1977, le cœur est confiné dans une enceinte de béton spécialement aménagée, et le bâtiment 76, qui abritait autrefois cette première pile, commence à se transformer en lieu de mémoire souvent présenté comme un “musée de l’atome” interne au CEA.

Démantèlement toujours en cours

Si la pile est à l’arrêt depuis longtemps, son histoire ne se termine pas avec la mise hors service : le démantèlement complet du site nucléaire de Fontenay-aux-Roses devient un chantier pilote pour la France. Dès les années 1990, le CEA engage un vaste programme d’assainissement et de démantèlement de l’ensemble des installations nucléaires du centre, dont celles liées à Zoé, avec l’objectif de transformer progressivement ce site urbain en campus scientifique tourné vers la biologie et les sciences du vivant.

Les opérations proprement dites de démantèlement de l’INB 165 (qui inclut les installations liées à Zoé) commencent au milieu des années 1990 et mobilisent des techniques de découpe, de télémanipulation et de confinement innovantes, destinées à limiter l’exposition des travailleurs et l’impact sur le voisinage dense. Cependant, les échéances initiales – d’abord autour de 2018, puis 2025, 2040, voire au-delà de 2050 pour la dénucléarisation complète du site – sont peu à peu repoussées, en raison de difficultés techniques, de la complexité des déchets, de découvertes de zones de contamination supplémentaires et de problèmes contractuels avec certains prestataires.

En 2024–2025, l’Autorité de sûreté nucléaire (devenue ASNR) souligne que, même si le niveau de sûreté reste jugé satisfaisant, les retards s’accumulent et impose au CEA de mieux anticiper les études et de renforcer la maîtrise des chantiers. Le bâtiment de Zoé demeure confiné, intégré à un ensemble d’installations progressivement assainies, et le démantèlement complet du site se projette désormais au-delà de 2050, avec un coût global déjà très supérieur aux estimations initiales d’environ 500 millions d’euros pour l’ensemble des opérations de dénucléarisation.

Ainsi, la première pile atomique française continue d’influencer le paysage scientifique et urbain de Fontenay-aux-Roses : née dans l’urgence et l’enthousiasme de l’après-guerre, elle laisse aujourd’hui une empreinte technique, mémorielle et environnementale qui accompagne la transition du site vers un nouveau rôle dans la recherche française.


Illustration: Atomistes français devant le pupitre de contrôle de Zoé.