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QUELLE EST CETTE FIÈVRE QUI S’EMPARA DE STRASBOURG ? 📆 14 juillet 1518

Femmes prises par la fiĂšvre de la danse Ă  Strasbourg

Le 14 juillet 1518, la ville de Strasbourg devient le théùtre d’un phĂ©nomĂšne aussi Ă©trange qu’inquiĂ©tant : une Ă©pidĂ©mie de danse incontrĂŽlable s’empare de ses habitants. Ce qui commence par quelques cas isolĂ©s se transforme rapidement en une vague collective : des dizaines, puis des centaines de personnes se mettent Ă  danser dans les rues, incapables de s’arrĂȘter, parfois jusqu’à l’épuisement et la mort.

Un été accablant sous tension

Au dĂ©but du XVIᔉ siĂšcle, Strasbourg est une ville prospĂšre, mais profondĂ©ment marquĂ©e par les inĂ©galitĂ©s. Les Ă©lites bourgeoises contrĂŽlent le pouvoir municipal et Ă©conomique, tandis que la majoritĂ© de la population vit dans une grande prĂ©caritĂ©. Les crises de subsistance sont frĂ©quentes : les rĂ©coltes mĂ©diocres et les famines laissent la population affaiblie, tandis que les Ă©pidĂ©mies ajoutent Ă  la dĂ©tresse collective. Le climat social est tendu, la mĂ©fiance envers les autoritĂ©s et le clergĂ© grandit, surtout Ă  l’aube de la RĂ©forme qui commence Ă  Ă©branler l’ordre religieux Ă©tabli. Les croyances populaires, les superstitions et la peur du chĂątiment divin nourrissent un sentiment d’insĂ©curitĂ© permanent.

L’annĂ©e 1518 s’inscrit dans une pĂ©riode de bouleversements climatiques connue sous le nom de « petit Ăąge glaciaire ». Les Ă©tĂ©s y sont parfois exceptionnellement chauds et secs, comme c’est le cas Ă  Strasbourg cette annĂ©e-lĂ . La chaleur accablante et la sĂ©cheresse fragilisent encore davantage les rĂ©coltes, aggravant la pĂ©nurie alimentaire. Les habitants, dĂ©jĂ  Ă©puisĂ©s par la faim et la maladie, se retrouvent dans un Ă©tat de vulnĂ©rabilitĂ© extrĂȘme, tant sur le plan physique que psychologique.

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Dans ce contexte, la moindre anomalie prend rapidement une dimension collective et dramatique.

Les symptĂŽmes

Les personnes frappĂ©es par l’épidĂ©mie prĂ©sentent des symptĂŽmes spectaculaires et inquiĂ©tants. Elles se mettent Ă  danser de façon frĂ©nĂ©tique, jour et nuit, sans relĂąche. Leurs mouvements sont dĂ©sordonnĂ©s, convulsifs, souvent accompagnĂ©s de cris, de supplications et d’un regard absent. Incapables de s’arrĂȘter, mĂȘme face Ă  la douleur ou Ă  l’épuisement, elles finissent par s’effondrer, parfois victimes de blessures graves, de dĂ©shydratation ou de crises cardiaques. Les tĂ©moins dĂ©crivent des scĂšnes de rue saisissantes : des corps en sueur, des pieds ensanglantĂ©s, des visages hagards, et une atmosphĂšre de panique collective. La danse, habituellement synonyme de fĂȘte, devient ici le symbole d’une souffrance partagĂ©e et incomprise.

La réaction des autorités

Face Ă  ce phĂ©nomĂšne inĂ©dit, les autoritĂ©s municipales de Strasbourg rĂ©agissent d’abord avec pragmatisme. Elles consultent les mĂ©decins de la ville, qui diagnostiquent une maladie liĂ©e Ă  un « sang trop chaud » et recommandent de laisser les malades danser jusqu’à Ă©puisement, pensant que cela les soulagerait. Des estrades sont installĂ©es, des musiciens engagĂ©s, et la danse est organisĂ©e sous surveillance.

Mais trĂšs vite, la contagion s’accĂ©lĂšre et la situation Ă©chappe Ă  tout contrĂŽle. Les autoritĂ©s changent alors de stratĂ©gie : elles interdisent la danse publique, dĂ©montent les estrades, isolent les malades et font appel Ă  la religion. Des pĂšlerinages sont organisĂ©s vers le sanctuaire de Saint-Guy, des messes spĂ©ciales sont cĂ©lĂ©brĂ©es, et des rituels de guĂ©rison sont pratiquĂ©s. Cette combinaison de mesures mĂ©dicales et religieuses vise Ă  apaiser la population et Ă  contenir l’épidĂ©mie, mais elle rĂ©vĂšle aussi l’impuissance des institutions face Ă  l’incomprĂ©hensible.

Une fin mystérieuse

L’épidĂ©mie de danse s’éteint aussi soudainement qu’elle est apparue. Progressivement, le nombre de danseurs diminue : certains sont Ă©puisĂ©s, d’autres trouvent un apaisement dans les rituels religieux, et l’interdiction des rassemblements limite la propagation du phĂ©nomĂšne. Les familles prennent en charge leurs proches touchĂ©s, les isolant du reste de la communautĂ©. La ville retrouve peu Ă  peu son calme, mais l’épisode laisse des traces durables : les survivants gardent souvent des sĂ©quelles physiques et psychologiques, et la population reste marquĂ©e par la peur et l’incomprĂ©hension. Le mystĂšre de cette fiĂšvre dansante persiste, alimentant rumeurs et lĂ©gendes pour les siĂšcles Ă  venir.

Le regard de la médecine moderne

Aujourd’hui, les chercheurs s’accordent Ă  voir dans l’épidĂ©mie de Strasbourg un cas d’hystĂ©rie collective ou de « transe psychogĂšne de masse ». Dans un contexte de grande dĂ©tresse sociale, de famine, de peur et de croyances religieuses intenses, la population aurait Ă©tĂ© particuliĂšrement vulnĂ©rable Ă  un phĂ©nomĂšne de contagion psychique.

D’autres hypothĂšses sont avancĂ©es, comme l’intoxication Ă  l’ergot de seigle, un champignon hallucinogĂšne prĂ©sent dans le pain, mais les symptĂŽmes dĂ©crits Ă  l’époque ne correspondent pas parfaitement Ă  cette intoxication.

Les explications sociales et culturelles, liĂ©es Ă  la misĂšre et Ă  la peur du chĂątiment divin, complĂštent ce tableau complexe. MalgrĂ© les recherches, l’épidĂ©mie de danse de 1518 demeure un mystĂšre fascinant, Ă  la croisĂ©e de la mĂ©decine, de la psychologie et de l’histoire.

Un phénomÚne qui dépasse Strasbourg

La manie dansante n’est pas un cas isolĂ© dans l’histoire europĂ©enne. D’autres Ă©pisodes similaires sont signalĂ©s Ă  Aix-la-Chapelle en 1374, Ă  Metz, Cologne, Erfurt ou Utrecht, ainsi qu’en Alsace au dĂ©but du XVe siĂšcle. Le phĂ©nomĂšne prend parfois d’autres formes, comme le tarentisme en Italie, oĂč la danse est censĂ©e guĂ©rir la morsure d’une araignĂ©e. Partout, la danse devient le reflet d’une sociĂ©tĂ© en crise, oĂč l’expression collective de la souffrance prend le pas sur la raison individuelle. L’épisode de Strasbourg reste cependant le mieux documentĂ© et le plus marquant, symbole d’une Ă©poque oĂč la frontiĂšre entre le rĂ©el et le surnaturel est tĂ©nue.

Des sources Ă  manier avec discernement

Les principaux tĂ©moignages de l’épidĂ©mie de danse proviennent des archives municipales, des chroniques contemporaines et des notes mĂ©dicales. Ces sources, bien que prĂ©cieuses, sont parfois contradictoires ou incomplĂštes. Les rĂ©cits postĂ©rieurs, souvent embellis ou amplifiĂ©s, contribuent Ă  nourrir la lĂ©gende et Ă  brouiller la rĂ©alitĂ© historique.

En tout Ă©tat de cause, en cet Ă©tĂ© 1518, Ă  Strasbourg, il semble que la danse ne soit plus synonyme de fĂȘte mais qu’elle devienne le miroir d’une sociĂ©tĂ© Ă  bout de souffle, livrĂ©e Ă  ses angoisses, ses croyances et ses fragilitĂ©s.


Illustration: Gravure de Hendrik Hondius montrant trois femmes affectĂ©es par la peste dansante. – WikipĂ©dia

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