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DES DÉPUTÉS EXEMPLAIRES FACE À L’ANARCHIE 📆 9 décembre 1893

Le Petit journal illustré - Supplément du 23 décembre 1893

Le 9 décembre 1893, l’hémicycle de la Chambre des députés au Palais Bourbon est plein, bruissant de conversations et de débats politiques apparemment ordinaires, lorsque soudain une détonation fracasse le calme feutré de la séance. Dans la tribune du public, un homme vient de lancer une bombe artisanale vers les bancs des députés : c’est l’anarchiste Auguste Vaillant.

L’engin, chargé de clous, de morceaux de zinc et de plomb, explose en l’air après qu’un geste de femme en a dévié la trajectoire, blessant une cinquantaine de personnes sans faire de mort, mais semant panique et cris dans l’enceinte sacrée de la représentation nationale. Cet acte, pensé comme un coup d’éclat contre la bourgeoisie et la « société maudite », s’inscrit au cœur de la vague de « propagande par le fait » anarchiste des années 1890 et met brutalement à l’épreuve la capacité de la République à rester maîtresse d’elle-même sous le feu de la violence politique.

Auguste Vaillant, ouvrier ardennais âgé de 32 ans, arrive à ce geste extrême au terme d’une trajectoire faite de misère, de déracinement et de radicalisation. Enfant abandonné très jeune, balloté entre institutions et petits métiers, il découvre tôt l’injustice sociale et nourrit une rancœur tenace contre un ordre bourgeois qui lui semble réservé aux privilégiés. Il émigre un temps en Argentine, revient désenchanté, fréquente les milieux socialistes puis anarchistes parisiens, où les discussions sur Ravachol, la répression de Clichy et les fusillades ouvrières forgent sa conviction qu’un geste spectaculaire vaut mieux que des discours sans effet. Lentement, il se persuade qu’en frappant le cœur symbolique du pouvoir – la Chambre des députés – il obligera les représentants à regarder en face la misère qu’ils ignorent, même si le prix à payer est sa propre vie.

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La préparation de l’attentat se déroule alors avec une minutie presque obsessionnelle, qui contraste avec la pauvreté du personnage. Vaillant conçoit une bombe destinée à blesser le plus largement possible sans tuer : il choisit des clous de quelques centimètres, des fragments de zinc et de plomb, qu’il enferme dans une petite boîte en fer, plutôt que de charger l’engin de projectiles plus meurtriers. Pour ne pas attirer l’attention de la police, il achète la poudre et les composants par petites quantités chez différents commerçants, et loue une chambre supplémentaire à Paris pour assembler l’engin, loin des regards, tout en continuant sa vie misérable d’ouvrier précaire. Des compagnons anarchistes lui fournissent un peu d’argent, preuve qu’une partie du milieu libertaire voit en lui un futur martyr ; jusqu’au dernier moment, il met en ordre ses affaires, allant même récupérer son portrait chez un photographe, comme s’il préparait sa propre image d’outre-tombe.

Le 9 décembre 1893, la journée de Vaillant commence presque comme une journée ordinaire, mais chaque geste relève d’un rituel de condamnation assumée. Il dissimule la bombe sous sa ceinture, contre son ventre, pour franchir la sécurité de la Chambre et accéder aux tribunes publiques, profitant de la relative porosité des contrôles dans un Parlement qui se croit à l’abri d’une telle attaque. Installé au deuxième étage, il observe les députés débattre, dans une atmosphère que l’on devine à la fois banale et étrangement solennelle à ses yeux, puisqu’il sait qu’il va rompre le cours normal de la politique par un geste violent. Vers 16 heures, il se lève brusquement, lance l’engin en direction de l’hémicycle : un mouvement réflexe d’une femme, qui tente de le retenir, dévie la trajectoire, et la bombe explose en l’air, projetant une nuée de clous et de débris sur les bancs, lacérant visages, mains et vêtements, brisant les vitres et jetant des députés au sol.

La scène qui s’ensuit mêle panique et sang-froid dans un contraste saisissant, révélant en creux le courage parlementaire que la République aime ensuite se raconter. Les spectateurs crient, certains cherchent à fuir, tandis que des députés se relèvent, sonnés, époussetant leurs habits tachés de sang, vérifiant l’état de leurs voisins ; l’abbé Lemire gît au sol, blessé, d’autres montrent leurs mains ou leurs visages entaillés par les projectiles. C’est alors que le président du Conseil et de la Chambre, Charles Dupuy, se dresse dans le tumulte et prononce cette phrase devenue emblématique : « Messieurs, la séance continue ! », affirmant aussitôt que la dignité de la Chambre et de la République exige de ne pas se laisser intimider par la violence. La presse conservatrice comme républicaine salue ce sang-froid collectif : Le Figaro, entre autres, insiste sur ce moment où, malgré la peur et les blessures, les députés se rassoient et reprennent le fil des débats, comme pour proclamer que la loi et la parole resteront plus fortes que la dynamite.

Quant à Vaillant, il ne cherche ni à fuir à l’étranger ni à se cacher durablement ; blessé lui-même par sa bombe, il disparaît dans la cohue mais se rend quelques heures plus tard à l’Hôtel-Dieu pour faire soigner ses plaies. Les médecins remarquent aussitôt la poudre noire incrustée sur ses mains et la nature de ses blessures, qui correspondent de façon troublante à celles causées par l’explosion de la Chambre, événement déjà au cœur de toutes les conversations parisiennes. Prévenus, les policiers viennent l’interroger sur place ; il ne résiste pas, et au lendemain de son arrestation, face à l’inspecteur chargé de l’enquête, il reconnaît sans détour être l’auteur de l’attentat, comme s’il assumait pleinement la dimension sacrificielle de son geste.

Le procès d’Auguste Vaillant s’ouvre très vite, le 10 janvier 1894, devant la cour d’assises de la Seine, dans un climat de peur et de colère où l’opinion réclame des exemples. Défendu par l’avocat Fernand Labori, futur défenseur de Dreyfus, Vaillant transforme la salle d’audience en tribune, revendiquant son acte comme un cri contre la bourgeoisie et la misère, expliquant qu’il a choisi des clous pour blesser plutôt que des balles pour tuer, et présentant son attentat comme une protestation ultime là où les discours pacifiques restent sans effet. Ses déclarations, très commentées, le présentent autant en justicier autoproclamé des pauvres qu’en ennemi de la société, et il insiste sur l’idée qu’en frappant le Parlement, il veut secouer les consciences des législateurs qui laissent mourir les misérables.

La cour, elle, ne se laisse pas émouvoir par ces arguments, d’autant que le gouvernement cherche à frapper fort pour enrayer la vague anarchiste. Le jour même, Vaillant est condamné à mort, malgré une pétition de grâce signée par cinquante-huit députés, dont l’abbé Lemire lui-même, pourtant blessé par l’explosion, qui plaide pour la clémence au nom de la misère et de la responsabilité sociale. Le président de la République refuse la grâce, et le 5 février 1894, Vaillant monte à la guillotine à la prison de la Roquette ; il crie « Vive l’anarchie ! » avant que la lame ne tombe, scellant son statut de martyr pour une partie du mouvement libertaire et ouvrant la voie aux « lois scélérates » qui répriment durement la propagande anarchiste. Dans la mémoire républicaine, cependant, ce que l’on retient surtout, ce sont ces parlementaires qui, sous la pluie de clous et la fumée de poudre, choisissent de rester debout et de continuer la séance, érigeant leur propre courage en rempart symbolique contre l’anarchie.


Illustration: Le Petit journal illustré – Supplément du 23 décembre 1893


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