Le 19 mai 1780, Marseille sâarrĂȘte de respirer. Un navire sâĂ©choue en plein cĆur du chenal dâentrĂ©e du Vieux-Port, paralysant toute la citĂ© phocĂ©enne. Retour sur cet Ă©vĂ©nement rocambolesque qui, grĂące Ă la verve et Ă lâimagination sans limite des Marseillais, se transforme en lâune des galĂ©jades les plus savoureuses du patrimoine marseillais.
Un accident idiot
Imaginez la scĂšne : aprĂšs des mois de navigation mouvementĂ©e depuis les Indes, un navire chargĂ© de ramener nos braves prisonniers français, arrive enfin en vue de Marseille. Mais ce nâest pas un retour triomphal, loin de lĂ ! La frĂ©gate a dĂ©jĂ tout vĂ©cu : tempĂȘtes furieuses, attaques anglaises, mutineries Ă peine Ă©vitĂ©es, et mĂȘme la perte tragique de son capitaine, fauchĂ© net par un boulet britannique au large du Portugal aprĂšs une monumentale boulette des anglais. Ă bord, câest la dĂ©bĂącle : lâĂ©quipage, extĂ©nuĂ©, nâa plus que la force de prier, et le nouveau commandant, un marin dâoccasion, tremble comme une feuille Ă lâidĂ©e de manĆuvrer ce mastodonte dans le port le plus animĂ© de MĂ©diterranĂ©e.
Et lĂ , sous les yeux Ă©bahis de toute la ville, le drame se joue. Le bateau, au lieu de glisser majestueusement dans le Vieux-Port, sâengage de travers dans le chenal. Un coup de vent, un ordre mal compris, et câest la catastrophe : la coque du navire vient sâenferrer en plein milieu de lâentrĂ©e, bloquant toute circulation. Les pĂȘcheurs sâarrachent les cheveux, les commerçants crient Ă la ruine, et les matrones du quartier, la main sur le cĆur, jurent que jamais, ĂŽ grand jamais, elles nâont vu pareille catastrophe depuis la fondation de Massalia ! On raconte que les mouettes elles-mĂȘmes sâenvolent, hilares devant tant de maladresses.
La panique gagne Marseille : le port, vĂ©ritable cĆur battant de la ville, se retrouve paralysĂ©. Plus un bateau ne rentre, plus un navire ne sort. Les vivres sâaccumulent, les marchandises pourrissent sur les quais, et certains affirment que lâodeur de la catastrophe se sent jusquâĂ Aix ! Heureusement, le fameux commandant PlĂ©ville, jambe de bois et poigne de fer, accourt Ă la rescousse. Mais mĂȘme ce marin hĂ©roĂŻque doit sây reprendre Ă plusieurs fois pour dĂ©gager le monstre Ă©chouĂ©. Pendant ce temps, Marseille retient son souffle, et la rumeur enfle : on nâa jamais vu ça, pas mĂȘme dans les pires cauchemars de la citĂ© !

Naissance dâun mythe
Mais comment le nom du navire, « Sartine », se transforme-t-il en la fameuse « sardine » qui bouche le port ? Ici, laissons la parole Ă lâhistoire⊠et Ă lâhumour inimitable des Marseillais.
Le Sartine, baptisĂ© en lâhonneur dâAntoine de Sartine, ministre de la Marine, nâĂ©tait dĂ©jĂ pas un nom qui chantait comme une cigale. Mais Ă Marseille, on aime les histoires qui font rire, et surtout, on adore les exagĂ©rer. TrĂšs vite, dans les cafĂ©s du port, sur les marchĂ©s et jusque dans les ruelles du Panier, la langue fourche, le nom dĂ©rape : « Sartine » devient « sardine ». Il nâen faut pas plus pour que la lĂ©gende prenne vie ! Les Marseillais sâemparent de lâanecdote, la transforment, la grossissent, et bientĂŽt, on raconte Ă qui veut lâentendre que câest une simple sardine, minuscule mais diabolique, qui a rĂ©ussi Ă boucher le port tout entier.
La galĂ©jade est nĂ©e, portĂ©e par le souffle Ă©pique de la citĂ©. Dâun incident maritime, on fait un mythe, et dâun navire Ă©chouĂ©, un poisson fabuleux. Les gĂ©nĂ©rations suivantes sâen amusent, la racontent Ă lâenvi, et la « sardine qui a bouchĂ© le port » devient le symbole de lâexagĂ©ration marseillaise, cette capacitĂ© unique Ă transformer chaque fait divers en Ă©popĂ©e. Aujourdâhui encore, il suffit dâĂ©voquer la sardine pour voir briller un sourire complice sur les lĂšvres des Marseillais.
Alors, la prochaine fois quâon vous parlera de la sardine qui a bouchĂ© le port, souvenez-vous : derriĂšre la blague se cache une vraie page dâhistoire⊠et tout lâesprit de Marseille, plus grand que nature !
Illustrations:
– Le Vieux-Port tel qu’il Ă©tait en 1860 – Photo : Edouard Baldus – Source : Getty’s Open Content Program
– Carte postale immortalisant « la sardine qui a bouchĂ© le port de Marseille »