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UN PARCOURS DE VIE PEU COMMUN ? 📆 11 dĂ©cembre 2017

Famille Jenkins 2004

Le 11 dĂ©cembre 2017, Charles Robert Jenkins, cet AmĂ©ricain devenu dĂ©serteur aprĂšs s’ĂȘtre rĂ©fugiĂ© en CorĂ©e du Nord pendant prĂšs de quarante ans, s’éteint paisiblement Ă  77 ans sur l’üle japonaise de Sado, entourĂ© de sa famille. Sa mort met un terme Ă  une existence hors norme qui commence dans l’armĂ©e amĂ©ricaine, se brise sur un geste impulsif et se reconstruit lentement au Japon, loin des champs de bataille et des barbelĂ©s.

Charles Robert Jenkins traverse la Zone dĂ©militarisĂ©e corĂ©enne le 4 janvier 1965, au cƓur de la nuit, alors qu’il est ivre et terrorisĂ© par les rumeurs d’un prochain dĂ©ploiement au Vietnam. Ce sergent de l’armĂ©e amĂ©ricaine stationnĂ© en CorĂ©e du Sud, jeune et fragile psychologiquement, se convainc qu’il n’a plus d’issue : il redoute les combats, la mort, une guerre qu’il ne comprend pas vraiment. Dans son esprit confus, un plan bancal se forme : traverser la ligne de dĂ©marcation pour se rendre aux Nord-CorĂ©ens, ĂȘtre ensuite remis aux SoviĂ©tiques, puis un jour Ă©changĂ© contre des prisonniers amĂ©ricains, ce qui lui permettrait de rentrer au pays sans passer par le Vietnam. Ce projet, nourri par la peur et l’alcool plutĂŽt que par une idĂ©ologie, se transforme en piĂšge : au lieu d’un dĂ©tour provisoire, il ouvre la porte Ă  trente-neuf annĂ©es de captivitĂ© en CorĂ©e du Nord.

Jenkins dĂ©couvre trĂšs vite que son fantasme d’échange diplomatique n’a aucune prise sur la rĂ©alitĂ© d’un État totalitaire qui entend exploiter au maximum la prĂ©sence d’un soldat amĂ©ricain entre ses mains. Il est d’abord installĂ© dans une “maison des espions” prĂšs de Pyongyang, avec d’autres Ă©trangers captifs, oĂč il vit dans la promiscuitĂ©, la peur et l’incertitude, rythmĂ© par les interrogatoires, les sessions d’endoctrinement et les restrictions alimentaires. Les gardes le punissent pour la moindre entorse aux rĂšgles, et sa vie quotidienne se rĂ©duit Ă  obĂ©ir, rĂ©pĂ©ter les slogans et survivre Ă  un rĂ©gime qui le considĂšre Ă  la fois comme trophĂ©e de propagande et potentiel traĂźtre.

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Au fil des annĂ©es, il est forcĂ© d’enseigner l’anglais Ă  des Ă©tudiants d’élite, puis d’apparaĂźtre dans des films et Ă©missions de propagande oĂč il joue le rĂŽle du mĂ©chant AmĂ©ricain, traĂźtre et caricatural, mis en scĂšne pour prouver la supĂ©rioritĂ© du rĂ©gime nord-corĂ©en. Sous-alimentĂ©, mal soignĂ©, il dĂ©veloppe une paralysie faciale aprĂšs une injection ratĂ©e, souffre d’arthrite et s’appuie sur l’alcool pour anesthĂ©sier l’angoisse et la honte de sa propre dĂ©cision, tout en accumulant un profond ressentiment envers le rĂ©gime qui le retient.

Puis survient Hitomi Soga, une jeune Japonaise enlevĂ©e par des agents nord-corĂ©ens en 1978 sur son Ăźle natale de Sado, et prisonniĂšre Ă  son tour d’un destin qui lui Ă©chappe. En 1980, le rĂ©gime organise leur mariage arrangĂ© : les autoritĂ©s veulent qu’elle apprenne l’anglais auprĂšs de Jenkins et qu’ils forment une petite cellule docile et contrĂŽlable.

Contre toute attente, cette union forcĂ©e se transforme peu Ă  peu en vĂ©ritable couple. Chaque soir, ils ritualisent un moment d’intimitĂ© en se souhaitant bonne nuit dans leurs langues respectives – “Oyasumi” pour elle, “Goodnight” pour lui – comme une façon de prĂ©server leurs identitĂ©s et de se souvenir qu’ils ne sont pas que des figurants dans le théùtre de la propagande. De cette relation naissent deux filles, Mika en 1983 et Brinda en 1985, Ă©levĂ©es dans un appartement modeste sous surveillance, mais baignĂ©es dans l’affection de parents qui partagent la mĂȘme solitude et le mĂȘme dĂ©goĂ»t pour le rĂ©gime qui les retient.

Au fil du temps, Hitomi devient pour Jenkins bien plus qu’une Ă©pouse : elle est sa bouĂ©e de sauvetage psychologique, sa confidente et la preuve vivante qu’un autre monde existe en dehors des frontiĂšres hermĂ©tiques de la CorĂ©e du Nord. Lorsqu’en 2002, Pyongyang accepte que certains otages japonais rentrent dans leur pays, Soga fait partie du groupe autorisĂ© Ă  repartir pour le Japon, laissant temporairement Jenkins et leurs filles derriĂšre elle.

Cette sĂ©paration est un dĂ©chirement, mais elle ouvre une brĂšche : en 2004, grĂące Ă  des nĂ©gociations complexes impliquant le Japon, les États-Unis et la CorĂ©e du Nord, Jenkins et leurs deux filles quittent la CorĂ©e du Nord pour rejoindre Hitomi via l’IndonĂ©sie, dans un fragile Ă©quilibre diplomatique qui vise Ă  Ă©viter son extradition immĂ©diate vers une lourde peine amĂ©ricaine. Pour lui, ce dĂ©part ressemble Ă  une seconde naissance : il quitte enfin le pays oĂč il a vĂ©cu comme prisonnier, tout en sachant qu’il devra affronter sa responsabilitĂ© de dĂ©serteur.

Sur l’üle de Sado, la vie de la famille change complĂštement de dĂ©cor et de rythme : l’univers des casernes, des slogans et des portraits de dirigeants laisse place aux petites rues tranquilles, au vent du large et Ă  la routine d’une bourgade japonaise. Jenkins se prĂ©sente aux autoritĂ©s amĂ©ricaines, plaide coupable pour dĂ©sertion et collusion avec l’ennemi, et est condamnĂ© Ă  30 jours de prison, dont il purge 25 jours, loin des peines extrĂȘmes qu’il craignait autrefois.

Une fois libre, il obtient le droit de rester au Japon auprĂšs de sa famille et trouve un emploi modeste dans un parc touristique de Sado, oĂč il accueille les visiteurs et vend des crackers de riz, devenant une figure locale discrĂšte mais connue. Hitomi, elle, travaille dans une maison de retraite, s’occupe de personnes ĂągĂ©es et tente de retrouver une forme de normalitĂ© aprĂšs des annĂ©es d’enlĂšvement et de propagande.

À mesure que les annĂ©es passent, Jenkins accepte de tĂ©moigner publiquement : dans son autobiographie The Reluctant Communist, publiĂ©e en 2008, il raconte son geste de 1965 comme une terrible erreur nĂ©e de la peur, et dĂ©crit la CorĂ©e du Nord comme un enfer dont il ne pense jamais pouvoir sortir. Ses rĂ©cits alimentent la comprĂ©hension du systĂšme nord-corĂ©en, des enlĂšvements de Japonais et du destin des dĂ©serteurs, tout en lui permettant de donner un sens Ă  ce qu’il a vĂ©cu et de mettre des mots sur sa culpabilitĂ©.

Jusqu’à la fin, il vit sobrement sur Sado, observant de loin l’évolution des tensions autour de la CorĂ©e du Nord. Il meurt de complications cardiaques Ă  77 ans entourĂ© d’Hitomi et de ses filles.


Illustration: Jenkins parait plus vieux que son Ăąge lorsqu’il arrive au Japon avec ses filles en 2004. ©Toshifumi Kitamura