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Auberge de Peyrebelle dite Auberge rouge

L’AUBERGE ROUGE : QUAND LA RUMEUR TUE PLUS SÛREMENT QUE LE CRIME 📆 26 octobre 1831

Sur les hauteurs désertiques de l’Ardèche, là où souffle la redoutable burle et où la nature garde ses allures sauvages, une maison de pierre continue d’attiser les curiosités et les frissons : l’auberge de Peyrebeille, plus connue sous le nom de l’Auberge rouge. Tout commence le 26 octobre 1831 par un matin glacé.

Des paysans découvrent sur les rives de l’Allier le corps atrocement mutilé de Jean-Antoine Enjolras, un marchand de bétail disparu depuis deux semaines. L’homme avait fait halte à Peyrebeille, une auberge isolée tenue par Pierre et Marie Martin, un couple de paysans devenus tenanciers, aidés d’un serviteur nommé Jean Rochette et de leur neveu André. En quelques jours, ce simple fait divers bascule dans la légende : la justice s’en empare, la presse s’enflamme, et la population se met à raconter qu’une auberge de la mort se cache dans les montagnes.

L’enquête : entre indices fragiles et climat de peur

L’enquête s’ouvre dans un climat d’excitation populaire. Les juges fouillent l’auberge de fond en comble, retournant les planchers et sondant les murs à la recherche de corps ensevelis. Rien n’y fait : aucune preuve tangible ne vient confirmer les rumeurs. Pourtant, le silence de Peyrebeille alimente la peur. Les voisins murmurent que des voyageurs disparaissent depuis des années sur la route du Puy. Les plus hardis jurent avoir vu des charrettes suspectes s’enfoncer dans la nuit, d’autres disent avoir senti la chair brûlée venir de la cheminée. L’auberge paraît maudite, et la rumeur, plus vive que la justice, la condamne avant les faits.

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Dans cette atmosphère de délire collectif, les Martin et leur domestique sont arrêtés. Le juge prend son temps : il interroge, confronte, écoute témoignage après témoignage. Mais les récits se contredisent, les preuves manquent, et pourtant le récit s’écrit : les aubergistes sont décrits comme des monstres cupides, tuant leurs hôtes pour les dépouiller. L’imaginaire populaire fait le reste : dans les villages, on chante déjà les couplets macabres de l’Auberge rouge.

Le procès : l’émotion avant la justice

Le 18 juin 1833, la cour d’assises de Privas s’apprête à juger ce qu’elle croit être un couple d’assassins. Jamais la petite ville n’a connu une telle foule : des centaines de curieux se pressent dans la salle, guettant le moindre détail. Les témoins défilent par dizaines ; certains pleurent, d’autres accusent. L’audience tourne au théâtre, où l’on rejoue les peurs d’une époque. En l’absence de preuves, un mendiant, Laurent Chaze, devient le témoin clé : il prétend avoir vu les Martin battre Enjolras à mort avant d’incinérer son corps. Son récit, confus et traduit du dialecte local, semble pourtant convaincre les jurés.

Le 25 juin 1833, le verdict tombe : Pierre et Marie Martin ainsi que Jean Rochette sont condamnés à la guillotine ; le neveu André, lui, est acquitté. Quelques mois plus tard, le 2 octobre 1833, la machine est dressée face à l’auberge, entre les cailloux gris et le vent des plateaux. Des milliers de spectateurs assistent à la scène : les trois condamnés meurent sans aveu, tandis que la légende, elle, se grave à jamais dans la mémoire populaire.

Les rumeurs : plus fortes que les faits

À peine la guillotine démontée, les rumeurs repartent de plus belle. On parle d’une cinquantaine de victimes, parfois d’une centaine. On invente les détails les plus atroces : les Martin serviraient à leurs hôtes des ragouts de chair humaine, les lits s’ouvriraient sur des fosses, et les os des victimes serviraient d’engrais pour le potager. La vérité, elle, reste évanescente : seul le meurtre d’Enjolras est formellement établi, et encore, rien ne prouve qu’il ait été commis à Peyrebeille. La presse parisienne transforme alors cette histoire en mythe national, symbole d’un monde rural inquiet et sauvage, où la superstition et la misère se confondent avec le crime.

Aujourd’hui : un lieu de mémoire vivant

Malgré l’oubli des faits, l’auberge de Peyrebeille subsiste, figée dans sa pierre sombre sur la route du Puy. Transformée aujourd’hui en musée historique, elle se visite de mai à novembre. À l’intérieur, les visiteurs découvrent les pièces d’origine, la grande cheminée où la légende situe les crimes, la chambre des voyageurs et les ustensiles de l’époque. Tout y semble suspendu : les odeurs de suie, les murs épais, les planchers grincants.

Non loin de l’auberge, une croix rouge marque l’endroit de l’exécution : c’est là, le 2 octobre 1833, que tomba la lame sur les têtes de Pierre, Marie et Rochette.

Classée monument historique, l’auberge attire aujourd’hui touristes, historiens et curieux. Depuis des décennies, elle inspire écrivains et cinéastes : de Fernandel à Gérard Jugnot, le cinéma s’est emparé de son mystère. Chaque été, des visites commentées et des reconstitutions redonnent vie à l’affaire, entre frisson et fascination.

Ainsi, l’Auberge rouge n’est pas qu’un lieu de pierre : elle demeure un miroir tendu à la France du XIXᵉ siècle, celle des superstitions, de la justice populaire et d’une presse avide de sang. Deux siècles après les faits, elle continue de rappeler combien, parfois, la rumeur tue plus sûrement que le crime.


Illustration: Carte postale ancienne de l’auberge de Peyrebelle, peut-être avant la 1ère guerre mondiale (la pierre blanche au centre indique l’endroit où ont été guillotinés les assassins). – Wikipédia