Le 19 décembre 1921, Ella Harper s’éteint paisiblement à Nashville, dans le Tennessee, emportée par un cancer du côlon à l’âge de 51 ans. Née le 5 janvier 1870 dans une famille modeste de ce même État, elle laisse derrière elle un legs de courage et d’humanité qui traverse les décennies.
Son histoire, bien antérieure à l’ère des images générées par intelligence artificielle qui multiplient aujourd’hui les illusions virtuelles de prodiges physiques, nous rappelle que la vraie singularité naît souvent de la réalité la plus brute et la plus humaine. Enterrée au cimetière de Spring Hill, Ella incarne une époque où les différences physiques fascinaient autant qu’elles défiaient les normes sociales.
Une particularité hors du commun
Ella naît avec une malformation orthopédique rarissime, le genu recurvatum congénital, qui courbe ses genoux vers l’arrière comme ceux d’un animal du désert. Loin de se laisser abattre par cette condition qui rend la marche bipède douloureuse et maladroite, elle adopte naturellement la posture à quatre pattes, plus confortable et fluide pour elle, transformant ainsi une apparente faiblesse en une grâce unique.
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Ce don inattendu la propulse en 1886 sur la scène du Nickel Plate Circus dirigé par W. H. Harris, où elle devient « The Camel Girl », une attraction phare qui enchante les publics américains. Avec un salaire mirobolant de 200 dollars par semaine – une somme colossale à une époque où un ouvrier gagne à peine 10 dollars –, elle parcourt les États-Unis pendant quatre ans, souvent présentée aux côtés d’un vrai chameau pour accentuer le spectacle, et gagne non seulement sa vie mais aussi une forme de célébrité éphémère au sein des mondes itinérants du divertissement.
La folie des freak shows
Les freak shows, ces spectacles populaires et controversés du XIXe et début XXe siècle, mettent en lumière des individus aux particularités physiques extraordinaires : géants imposants, nains malicieux, personnes entièrement tatouées, ou encore celles présentant des difformités naturelles comme Ella. Nés aux États-Unis vers 1840 sous l’impulsion visionnaire de Phineas Taylor Barnum et son American Museum à New York, qui attire des millions de curieux avides de sensations fortes, ces shows se déploient ensuite dans les cirques ambulants, carnavals et foires provinciales, mêlant voyeurisme cru, émerveillement naïf et un soupçon de théâtre pour captiver les foules.
En France, des variantes tout aussi captivantes émergent sous les noms de « phénomènes de foire » ou « cabinets de curiosités vivantes », installés dans les baraques des foires de Neuilly, Paris ou lors des Expositions universelles, où l’on exhibe des figures comme la Vénus hottentote au début du siècle, ou des « zoos humains » influencés par les tournées européennes de Barnum et Hagenbeck dès les années 1870-1880. Ces attractions, bien que critiquées pour leur exploitation, offrent souvent un revenu décent et une communauté à des personnes marginalisées par la société, tout en déchaînant des débats éthiques sur la dignité humaine face au spectacle.
Un mot la caractérise : résilience
Ella rayonne quatre ans sur les routes poussiéreuses des États-Unis, captivant les spectateurs par sa prestance et son appariement malicieux avec un chameau vivant, avant de décider en 1890 de quitter volontairement ce monde scintillant et lucratif des freak shows. Sur sa carte de visite iconique, distribuée aux curieux, elle déclare avec une détermination touchante :
On m’appelle la fille chameau parce que mes genoux sont retournés vers l’arrière. C’est sur mes mains et mes pieds que je puis le mieux marcher comme l’image vous le montre. J’ai beaucoup voyagé dans le show business pendant les quatre dernières années et maintenant, c’est-à-dire en 1886, j’ai l’intention d’abandonner le monde du spectacle et d’aller à l’école afin de me préparer à faire autre chose.
De retour au comté de Sumner auprès de sa famille, elle épouse en 1905 Robert L. Savely, un instituteur attentionné, s’installe avec lui à Nashville en 1909, et affronte les tragédies personnelles comme la perte prématurée de deux filles en bas âge – Mabel en 1906 et Jewel en 1918. Elle mène une existence discrète et familiale, loin des projecteurs, et devient un exemple de résilience.
Illustration: Carte de présentation d’Ella Harper pour le cirque, datant de 1886 (pièce de cinq cents). Au verso, on peut lire : « On m’appelle la fille-chameau car mes genoux sont tournés vers l’arrière. Je marche mieux sur les mains et les pieds, comme vous pouvez le voir sur la photo. J’ai beaucoup voyagé dans le monde du spectacle ces quatre dernières années et, en cette année 1886, j’ai l’intention de quitter le spectacle pour aller à l’école et me préparer à un autre métier. »
